L’armée du salut est un premier long-métrage inspiré d’un roman
écrit par le réalisateur lui-même où se fait le procès énigmatique de toute une
société à qui il donne à la fois le rôle de victime et de bourreau. C’est
l’histoire d’une violence assourdissante qui traverse une ville, une famille,
un enfant qui subit en silence toutes sortes de violences. Silencieux, ne
sachant pas où se mettre, assoiffé de tendresse, son incapacité à crier est à
la mesure du mal ressenti, à la mesure de l’enfance brisée. Cela est reconduit
par la rareté du dialogue au sein de la première partie du film ainsi que par
l’ architecture labyrinthique dans laquelle se meut l’enfant comme écrasé par
un espace qui annihile son être et où la violence semble incrustée dans tous
les recoins tels qu’il les perçoit, violence qui peut surgir à tout moment,
menaçante et omniprésente au point d’être intégrée comme une fatalité, pas un
cri quand il se fait violer. Il se réfugie dans l’amour obsessionnel d’un grand
frère magnifié, désiré et épié dans ses moindres gestes mais auprès de qui il
ne se plaint jamais. Autour de lui une famille nombreuse où l’on ne se connait
pas vraiment et pour qui la violence est une habitude. La mère battue arrive à
crier ses maux mais Abdallah qui se fait violer subit la violence sans mot
dire, un cri ne suffirait pas. Nous le voyons arpenter les ruelles de sa ville
pour emmener le pain de la famille au four, se faire violer au passage en
silence, subir les caresses du vendeur de fruits au marché qui lui offre une
pastèque en échange, celle qu’il utilisera pour se rapprocher de son père, non
moins malheureux. Il a beau battre sa femme, nous sentons une souffrance en
sourdine qui a du mal à s’exprimer. L’ayant vu défendre le droit de jouir d’une
chanson de Abdelhalim le week-end, raillé par une femme qui semble condamner la
sensibilité du chanteur en le considérant comme trop mièvre, on s’étonne qu’il
puisse être capable d’une telle violence. Le silence pèse sur Abdallah,
personne autour n’a pu déchiffrer son poids, sa détresse acceptée comme une
fatalité au sein d’une famille trop éclatée pour pouvoir l’envisager et le
protéger. Il retrouvera un peu de réconfort dans les bras des amants choisis. Il y a un rapport fantasmé quasi
incestueux avec le frère comme pour s'empêcher de vivre un véritable amour. Il
lui fera aimer la langue française au cours d’une excursion à la mer même si le
personnage s’y refuse au départ, s’obstinant à la rejeter. Une fois adulte,
Abdallah y plongera en s’amourachant d’un homme suisse qu’il finit par quitter
pour parvenir à se libérer de tout, y compris du joug de la dépendance
amoureuse. La deuxième partie du film suivant Abdallah adulte en Suisse pour
poursuivre ses études, mais surtout pour échapper à la violence, survient vers
la fin sans trop s’attarder. Nous y décelons un regain de soi, nous y décelons
aussi la trace du passé, chanson de Abdelhalim qui revient pour plonger le
personnage dans l’inquiétude mais le regard vif, déterminé semble dire :
j’ai quitté la violence, j’emporte avec moi le Maroc, je suis marocain, je suis
homosexuel, je suis vivant. On peut reprocher au film d’être trop dans le
témoignage direct et pas assez dans le détour mais il est des violences subies
qui n’acceptent pas le détour, qui doivent être dites aussi franchement pour
sortir du mal assourdissant devenu possible car trop longtemps tu par toute une
société qui au lieu de le condamner, le dénie, mal sous-jacent qu’il faut faire
rejaillir clairement haut et fort. Le cinéma est aussi là pour témoigner.
Paru dans Le Quotidien des Rencontres Internationales des Cinémas arabes, Marseille 2014.
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