lundi 19 mai 2014

Le cri du silence dans L’Armée du salut de Abdallah Taia

L’armée du salut est un premier long-métrage inspiré d’un roman écrit par le réalisateur lui-même où se fait le procès énigmatique de toute une société à qui il donne à la fois le rôle de victime et de bourreau. C’est l’histoire d’une violence assourdissante qui traverse une ville, une famille, un enfant qui subit en silence toutes sortes de violences. Silencieux, ne sachant pas où se mettre, assoiffé de tendresse, son incapacité à crier est à la mesure du mal ressenti, à la mesure de l’enfance brisée. Cela est reconduit par la rareté du dialogue au sein de la première partie du film ainsi que par l’ architecture labyrinthique dans laquelle se meut l’enfant comme écrasé par un espace qui annihile son être et où la violence semble incrustée dans tous les recoins tels qu’il les perçoit, violence qui peut surgir à tout moment, menaçante et omniprésente au point d’être intégrée comme une fatalité, pas un cri quand il se fait violer. Il se réfugie dans l’amour obsessionnel d’un grand frère magnifié, désiré et épié dans ses moindres gestes mais auprès de qui il ne se plaint jamais. Autour de lui une famille nombreuse où l’on ne se connait pas vraiment et pour qui la violence est une habitude. La mère battue arrive à crier ses maux mais Abdallah qui se fait violer subit la violence sans mot dire, un cri ne suffirait pas. Nous le voyons arpenter les ruelles de sa ville pour emmener le pain de la famille au four, se faire violer au passage en silence, subir les caresses du vendeur de fruits au marché qui lui offre une pastèque en échange, celle qu’il utilisera pour se rapprocher de son père, non moins malheureux. Il a beau battre sa femme, nous sentons une souffrance en sourdine qui a du mal à s’exprimer. L’ayant vu défendre le droit de jouir d’une chanson de Abdelhalim le week-end, raillé par une femme qui semble condamner la sensibilité du chanteur en le considérant comme trop mièvre, on s’étonne qu’il puisse être capable d’une telle violence. Le silence pèse sur Abdallah, personne autour n’a pu déchiffrer son poids, sa détresse acceptée comme une fatalité au sein d’une famille trop éclatée pour pouvoir l’envisager et le protéger. Il retrouvera un peu de réconfort dans les bras des  amants choisis. Il y a un rapport fantasmé quasi incestueux avec le frère comme pour s'empêcher de vivre un véritable amour. Il lui fera aimer la langue française au cours d’une excursion à la mer même si le personnage s’y refuse au départ, s’obstinant à la rejeter. Une fois adulte, Abdallah y plongera en s’amourachant d’un homme suisse qu’il finit par quitter pour parvenir à se libérer de tout, y compris du joug de la dépendance amoureuse. La deuxième partie du film suivant Abdallah adulte en Suisse pour poursuivre ses études, mais surtout pour échapper à la violence, survient vers la fin sans trop s’attarder. Nous y décelons un regain de soi, nous y décelons aussi la trace du passé, chanson de Abdelhalim qui revient pour plonger le personnage dans l’inquiétude mais le regard vif, déterminé semble dire : j’ai quitté la violence, j’emporte avec moi le Maroc, je suis marocain, je suis homosexuel, je suis vivant. On peut reprocher au film d’être trop dans le témoignage direct et pas assez dans le détour mais il est des violences subies qui n’acceptent pas le détour, qui doivent être dites aussi franchement pour sortir du mal assourdissant devenu possible car trop longtemps tu par toute une société qui au lieu de le condamner, le dénie, mal sous-jacent qu’il faut faire rejaillir clairement haut et fort. Le cinéma est aussi là pour témoigner.
Paru dans Le Quotidien des Rencontres Internationales des Cinémas arabes, Marseille 2014.

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