vendredi 9 mai 2014

Notes sur Dawaha de Raja Amari ou nos figures abyssales


 Dawaha  ou Les Secrets de Raja Amari est un pur plaisir pour les yeux comme pour l’esprit : Cinéma, sans doute allégorique, mais à partir d’un récit éminemment brutal et on ne peut plus concret. Il s’agit de l’histoire souterraine de trois femmes, vivant comme des rongeurs sous un château abandonné aux allures aristocratiques ; lieu chargé de mémoire qui synchronise divers temps. Visité par des jeunes, cet espace se transforme en l’une des boites branchées qui peuplent l’espace tunisien d'aujourd’hui. Toutefois, la visite abrupte d’un être émergeant des abysses du château, sorte de « Ça » qui remonte de la cave vers la lumière, les met face à face avec quelque chose (ou quelqu’un) d’archaïque, dont ils se moquent, ne mesurant pas le danger potentiel qu’il peut présenter.
Certes, l’archaïque rend visite au moderne, mais le sens inverse est aussi présent dans le film : Selma, belle fée moderne pour Aicha (archaïque), cherchant significativement à sauver celle-ci, se trouve prisonnière des trois femmes, dans leur espace labyrinthique. D’abord violent, le face à face se transforme en une rencontre ; par moments bienfaisante pour les deux camps. Une complicité naît peu à peu entre la grande sœur et Selma. Celle-ci l’envoie à une amie styliste pour mieux vendre ses confections. Archaïque et moderne deviennent intimes lorsque la grande sœur fait prendre un bain à Selma… Finalement, elles ne sont pas aussi différentes. Toutes deux connaissent l’amour interdit et illégitime. La nuance est à découvrir au moment du dévoilement du rapport incestueux.
Cadrage et lumière servent cette intrigue et la construisent plus que le dialogue. Le plan qui ouvre le film figure déjà la profondeur abyssale de l’espace-temps à découvrir : portes s’encastrant les unes dans les autres comme le mouvement d’un cercle concentrique, contrastes des lumières plus ou moins fortes et accentuées entre le souterrain (Ça) et le « sur-terrain » (Sur-moi) sommes-nous tentée de dire.
Les personnages se mirent les uns dans les autres. La grande sœur et mère (condensation comme la figure dominante du film), en assassinant le moderne (Selma) avec lequel elle se réunit par moments, figure-t-elle ainsi l’impossibilité de la réconciliation ? L’entente est pourtant là ! Elle se réalise grâce à cet être bâtard (à ne pas prendre au sens négatif), figure du métissé et de l’hybride ; richesses et potentialités d’une terre dont on oublie souvent l’histoire transculturelle. C’est le mouvement du potentiel (Aicha) fasciné par le moderne (Selma) qui dessine ainsi le désir de s’actualiser. Pour voir la lumière, pour être libre, après s’être découvert grâce à la visite de l’étrangère moderne, le potentiel doit sacrifier celles qui croyaient le protéger en l’empêchant de vivre et de s’aventurer dehors.
Parallèlement au premier plan, les derniers (plans) sur l’avenue Bourguiba sont saisissants par leur mouvement et leur étendue : cela respire, cela bouge… Le prix de cette liberté entache la robe blanche de cet être hybride que le tunisien a toujours été, même s’il l’ignore et s’ignore lui-même. Elle, Aicha, sourit et continue à avancer. Eux, les passants ne se rendent compte de rien…C’est à cette ignorance-là, à la fois méconnaissance et indifférence, que nous faisons référence. Personne ne prend la peine de s’arrêter sur ce qui est désormais flagrant : le rouge sang de la liberté potentielle sur une robe nuptiale. Que de signes peuplent ce film courageux. Les quelques notes dépréciatives le condamnant, loin de constituer une critique fondée et constructive − dépréciations moralistes, impressionnistes et incongrues − ne démontrent que la peur de soi.

Tunis, 4 mai 2010

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