Revoir Mille mois après les révolutions arabes
et cette chaise omnipotente que Mehdi trimballe d’un endroit à un autre, lui
l’enfant d’un opposant incarcéré, fait résonner encore plus fort l’acuité de
cette mise en dérision du pouvoir qu’il soit politique ou religieux. Le film
nous plonge au sein de la société marocaine aux cours des années 80 dans un
village pauvre aux paysages arides. Le héros politique reste hors-champ pour
laisser place aux maux qui rongent les siens. Des sujets sociaux sérieux sont abordés
de manière légère, à la limite du loufoque, à travers une panoplie de points de
vue. D’autres histoires se forgent à la marge de celle de l’enfant et de sa
famille : celle de Malika, adolescente révoltée qui ne cache pas sa volonté
de transgression, celle du fou du village enragé de terre et d’eau, celle de
Saadiya qui choisit l’argent au détriment de l’amour, celle des prostituées... Les
situations dramatiques tournent au caricatural : des visages aux aguets au
sommet d’une montagne, pour découvrir qu’ils ne guettent que le début du mois
de Ramadan ; une poule qui s’obstine à déranger le grand-père au moment de
sa prière, la Nuit Sacrée qui tourne au chaos… On retrouve en germe le côté
disjoncté de What a wonderful world
ainsi que l’humour des personnages tragiques de Mort à vendre. On rit beaucoup mais il y a aussi des moments où
l’on observe sérieusement, sans pathos, telle la séquence de la prison où la
mère demande à être traitée en citoyenne, ce qui lui vaut une arrestation dont
on ne verra rien, ellipse de l’agression qui nous fait imaginer le pire. Respiration,
le plan suivant offre un paysage à contempler. En effet, le mélange de tons,
marque des films de Bensaidi, permet ici d’aborder des questions cruciales sans
tomber dans le pamphlet social. Le politique passe subtilement dans l’intention
bien affichée de détourner le sacré de sa fonction première et de désamorcer le
potentiel de sérieux qui le fonde. Le regard, bien que noir, décrivant des individus
sous le joug de la pauvreté et de l’injustice, laisse passer des petites
revanches qui augurent d’une remise en question du pouvoir comme la petite
vengeance des élèves plaçant un clou sur la chaise de l’instituteur qu’ils ne
sacralisent guère malgré le précepte religieux répété avant chaque cours :
« Et l’instituteur faillit devenir prophète ». L’épisode se retourne
contre eux et enlise Mehdi dans le rôle de bourreau malgré lui. Cette
oscillation d’une revanche qui finit par être rattrapée par des schèmes de pouvoir
trop ancrés pour être capable de s’en libérer facilement se répète dans
d’autres situations. Nous la retrouvons dans les ruses qui tentent de défier une société machiste : Saadiya, analphabète,
à qui l’enfant lit les lettres d’amour envoyées par son instituteur, arrive à
avoir des rendez-vous nocturnes avec un autre amant sur la terrasse de la
maison familiale. Petite revanche sur l’oppression de l’individu par les codes sociaux
vite abandonnée en choisissant d’épouser un riche représentant du pouvoir dont
le portrait nous rappelle allègrement les personnages décalés de Kusturika. Ces personnages « humains trop
humains » ne sont pas doux les uns avec les autres, mais nous arrivons à
les aimer. Le regard du cinéaste émeut par une perspicacité qui reste toujours
tendre. Le point de vue est certes désabusé, néanmoins ces esquisses
individuelles d’un désir qui finit toujours par être rattrapé par le social disent
bien un socle lézardé. Les chaises qui ont servi au mariage finissent par brûler,
plans jubilatoires, sans doute fantasmagoriques, mais surtout pouvoir du cinéma
de Bensaidi où les instances oppressantes sont pointées sans héroïsme grâce à
la magie d’une signature cinématographique aigre-douce.
Paru dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille 2014.
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