mercredi 14 mai 2014

Profanations dans Mille mois de Faouzi Bensaidi

Revoir Mille mois après les révolutions arabes et cette chaise omnipotente que Mehdi trimballe d’un endroit à un autre, lui l’enfant d’un opposant incarcéré, fait résonner encore plus fort l’acuité de cette mise en dérision du pouvoir qu’il soit politique ou religieux. Le film nous plonge au sein de la société marocaine aux cours des années 80 dans un village pauvre aux paysages arides. Le héros politique reste hors-champ pour laisser place aux maux qui rongent les siens. Des sujets sociaux sérieux sont abordés de manière légère, à la limite du loufoque, à travers une panoplie de points de vue. D’autres histoires se forgent à la marge de celle de l’enfant et de sa famille : celle de Malika, adolescente révoltée qui ne cache pas sa volonté de transgression, celle du fou du village enragé de terre et d’eau, celle de Saadiya qui choisit l’argent au détriment de l’amour, celle des prostituées... Les situations dramatiques tournent au caricatural : des visages aux aguets au sommet d’une montagne, pour découvrir qu’ils ne guettent que le début du mois de Ramadan ; une poule qui s’obstine à déranger le grand-père au moment de sa prière, la Nuit Sacrée qui tourne au chaos… On retrouve en germe le côté disjoncté de What a wonderful world ainsi que l’humour des personnages tragiques de Mort à vendre. On rit beaucoup mais il y a aussi des moments où l’on observe sérieusement, sans pathos, telle la séquence de la prison où la mère demande à être traitée en citoyenne, ce qui lui vaut une arrestation dont on ne verra rien, ellipse de l’agression qui nous fait imaginer le pire. Respiration, le plan suivant offre un paysage à contempler. En effet, le mélange de tons, marque des films de Bensaidi, permet ici d’aborder des questions cruciales sans tomber dans le pamphlet social. Le politique passe subtilement dans l’intention bien affichée de détourner le sacré de sa fonction première et de désamorcer le potentiel de sérieux qui le fonde. Le regard, bien que noir, décrivant des individus sous le joug de la pauvreté et de l’injustice, laisse passer des petites revanches qui augurent d’une remise en question du pouvoir comme la petite vengeance des élèves plaçant un clou sur la chaise de l’instituteur qu’ils ne sacralisent guère malgré le précepte religieux répété avant chaque cours : « Et l’instituteur faillit devenir prophète ». L’épisode se retourne contre eux et enlise Mehdi dans le rôle de bourreau malgré lui. Cette oscillation d’une revanche qui finit par être rattrapée par des schèmes de pouvoir trop ancrés pour être capable de s’en libérer facilement se répète dans d’autres situations. Nous la retrouvons dans les ruses qui tentent de défier  une  société machiste : Saadiya, analphabète, à qui l’enfant lit les lettres d’amour envoyées par son instituteur, arrive à avoir des rendez-vous nocturnes avec un autre amant sur la terrasse de la maison familiale. Petite revanche sur l’oppression de l’individu par les codes sociaux vite abandonnée en choisissant d’épouser un riche représentant du pouvoir dont le portrait nous rappelle allègrement les personnages décalés de Kusturika.  Ces personnages « humains trop humains » ne sont pas doux les uns avec les autres, mais nous arrivons à les aimer. Le regard du cinéaste émeut par une perspicacité qui reste toujours tendre. Le point de vue est certes désabusé, néanmoins ces esquisses individuelles d’un désir qui finit toujours par être rattrapé par le social disent bien un socle lézardé. Les chaises qui ont servi au mariage finissent par brûler, plans jubilatoires, sans doute fantasmagoriques, mais surtout pouvoir du cinéma de Bensaidi où les instances oppressantes sont pointées sans héroïsme grâce à la magie d’une signature cinématographique aigre-douce.

Paru dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille 2014.

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