Pour
tenter de donner corps à cette interrogation, je vais solliciter deux romans de
Kamel Riahi aux titres évocateurs El
Michrat : Scalpel (2006) et El Ghourella : Le Gorille (2011) ainsi qu’un film de Ridha Tlili intitulé Région (2011). Ce documentaire vaut en tant que geste
cinématographique et sera mis en relation avec d’autres films de la même
période où se déclinent au pluriel des tendances cinématographiques similaires mettant
en avant un « matériau brut », œuvres informes comme inachevées ou
laissées à l’état d’esquisses, ouvertes à la porosité de la vie ; homme et
langage ordinaire venant déstructurer, sortir les œuvres de leur étanchéité à
la vie, sans doute dans un mouvement de déterritorialisation[2].
Mettre en résonance les films et les œuvres
romanesques cités pourraient attester d’un tournant dans le champ artistique
tunisien, c’est du moins mon hypothèse de critique, ceci requiert une distance
et demande plus de temps pour que la question prenne toute sa consistance mais
c’est surtout, je dois l’avouer, mon hypothèse et mon ressenti de citoyenne qui
parcourt les villes tunisiennes et les rues tunisoises en participant à des
festivals de cinéma et à des ateliers d’écriture. Peut-être qu’une
« critique postmoderne » peut également s’actualiser en expériences
de terrain ou en témoignages avec toute la relativité que cela implique.
« Critiques littéraires et espaces postmodernes » se contamineraient
ainsi les uns les autres.
1- Roman et film du « tournant »
D’abord
pourquoi ce film et ces romans en particulier pour parler de ces nouvelles « poétiques
expérimentales » qui font émerger de nouvelles manières d’envisager l’espace
de la marge en le faisant accéder au devant de la scène et surtout en le
configurant de manière singulière sans le réduire à de l’idéologique, en le
laissant comme en suspens dans du poétique ? Le roman et le film configurent
chacun à sa façon un tournant où il serait question d’un Post-, d’un après,
voire d’un déplacement.
Ce
qui m’a intéressé dans Sclapel, c’est
son côté prophétique, annonciateur d’un déplacement qui peut être lu a
posteriori comme le bouleversement « politique » avéré ; mais ce
sont évidemment les conditions de réception contemporaine qui me le font lire
ainsi, de cette manière emblématique. En effet, dans El Michrat, l’un des chapitres les plus marquants est le 2ème
intitulé « El Makhakh », « le dévoreur de cerveau », au
cours duquel la vie est insufflée dans la statue de Ibn Khaldoun et c’est à
travers le récit qu’elle raconte à Boulahya - l’un des personnages du roman,
écrivain s’intéressant à la figure de l’historien sociologue et ethnologue,
voyageur du 14ème siècle - que nous quittons le centre ville de
Tunis vers des régions marginalisées, du moins ce fut le programme de la statue
qui nous emmène vers un ailleurs indiscernable, méconnaissable. Ne supportant plus d’être sur le socle
face à l’avenue Habib Bourguiba, avenue la plus célèbre de la capitale, elle
décide de fuir et d’emprunter la voie ferrée à partir de la gare routière
« Barcelone »[3].
N’ayant pas de billet, le personnage se
trouve dans l’obligation de se cacher dans les toilettes du train et au moment
du passage du contrôleur, il saute pour ne pas se laisser prendre. Après s’être
cogné la tête sur un pont, Ibn Khaldoun s’éveille et nous suivons ses pas qui
nous mènent vers d’autres lieux censés être ceux de l’une des régions du
nord-ouest mais dont l’exploration révèle un espace fantastique, digne d’une dystopie[4]
non sans lien avec le Tunis violent que l’historiographe tentait de fuir. Ses
habitants, les « Mnafikh » (les Gonflés), renvoient au toponyme du
village natal de l’auteur du roman. L’indécidabilité de cet espace de la marge entre
le référentiel, l’allégorique personnifiant les maux d’une communauté et le
poétique s’exprimant surtout à travers un traitement ironique laisse perplexe
et sème une complexité qui contaminera les autres lieux « réalistes »
du roman, voire les lieux tunisois contemporains, ceux du moment de son
énonciation (Tunis, 2006). Ce chapitre demeure suspendu entre ces différentes
bifurcations et complexifie la lecture des autres pages dont il devient l’ombre
comme en surimpression.
Dans
tout cela, ce qui me semble fondamental, c’est l’idée même du déplacement d’un
élément figé de l’espace, sorte de vitrine, métonymie de ce que l’un des
narrateurs appelle « la Rue des rues » qui sous ses apparences de
modernité, cache des violences archaïques indiquées ironiquement plus loin
entre autres par l’anecdote du suicide des oiseaux de la grande avenue.
Intéressant en effet, ce dé-figement d’une statue qui voyage à la recherche
d’autres régions, d’autres potentialités pour échapper à la violence du lieu.
Ce serait peut-être trop naïf de lire ce déplacement d’un élément de l’espace,
et pas n’importe lequel (lieu de la commémoration), comme ce qui augure d’un
déplacement historique qui finit par advenir. Mais il y a là, incontestable, le
désir de déplacer le point de vue, voilà
une notion bien cinématographique, vers une histoire mentale mais aussi
spatiale comme l’actualise depuis 2011 des écrits portés beaucoup plus sur le
propre de la marge ainsi qu’une nouvelle vague de cinéma documentaire qui offre
aux regards, des lieux et des voix longtemps mis de côté, ceux des laissés pour
compte, du moins par rapport à la manière de les écrire ou de les filmer sans
discours idéologique les surplombant pour les réduire.
Le
film « Jiha » (Région) de
Ridha Tlili est tout aussi emblématique d’un certain tournant. Il s’agit d’un
film geste qui vaut d’abord en tant que
manière de faire. La structure du film, le montage « sauvage » et la
manière de filmer les habitants de son village natal révèlent un rapport
singulier aux espaces-temps montés (gardés dans le montage) sachant que Tlili
filme quotidiennement, garde ses prises de vues pour les utiliser
ultérieurement dans ses projets. Le tournant est d’abord configuré à travers
l’utilisation de deux genres de matériaux : des rushs filmés avant
décembre 2011 comme le mentionne le générique de la fin du film et d’autres
prises de vue captées après janvier 2011. Donc ici, l’idée de configurer un
tournant est intentionnelle, voire avertie par le contexte historique par
opposition au roman qui a été écrit en 2006 et ne pouvait que spéculer. Le
déséquilibre temporel entre les deux parties du film du point de vue de la
durée (1h contre 7mn) est en soi représentatif d’un événement qui vient
interrompre quelque chose qui dure voire quelque chose qui pèse car la première
heure, où il utilise les rushs filmés avant 2011, est faite de séquences très
lentes[5],
parfois des plans séquences où la caméra, nerveuse car portée, se déplace très
peu, quelques panoramiques, quelques recadrages ou zoom, se contentant de
s’approcher ou de s’éloigner des visages et des corps à filmer dans un espace
rural où apparaissent quelques rares paysages arides. Cette lenteur reconduit
le rythme de la vie quotidienne des villageois dans cette région ainsi que
l’absence de tout changement ; rythme long qui fait pressentir le poids du
temps ; poids qui, toutefois, se délie vers la fin de ce premier bloc
spatio-temporel (bien hétérogène quand on prend le temps de bien regarder) à
travers notamment un travelling en voiture sur une route entourée de montagnes.
Quelques choses dans le rythme se libère par rapport au mouvement dans le cadre
aussi, chorégraphie des corps à corps, cavaliers et chevaux, musique
instrumentale supplantant progressivement la parole et puis derniers plans
faits de vagues dont on entend et voit le mouvement.
Dans
cette première partie du film faite de prises de vue antérieures à janvier 2011,
le monde qui habite le village semble à l’écart, à la marge non seulement des
villes et de la capitale mais comme à la marge du temps qui coule et qui serait
ce qu’on appelle communément le temps
moderne. C’est une autre spatio-temporalité que figurent ces plans fixes,
images tremblantes presque fantomatiques, sur des paysages vides comme nostalgiques
d’un autre temps ; ce que rejoue la voix d’une grand-mère s’adressant aux
ancêtres dans un chant traditionnel ou les cavaliers acteurs ouvrant le film et
dénonçant leur mise à l’écart par rapport aux cavaliers de Sousse et de Tunis
qui ont droit aux meilleurs chevaux ; chevaux utilisés pour la course mais
aussi pour jouer des tableaux d’une autre histoire lointaine. Néanmoins, loin
d’être monolithique cette première partie offre dans l’espace d’un même plan
comme deux spatio-temporalités superposées, celle qui rejoue le passé et celle
de ces visages qui marquent leur inscription dans le présent en formulant souvent
à demi-mots (mais ce fut courageux à l’époque) des revendications économiques
qui les ramènent au temps présent.
En
effet, nous écoutons de manière successive des témoignages sur la difficulté de
vivre au village, pas d’eau, pas de moyens, pas d’investissement de l’Etat qui
viendrait remplir les rares paysages vides que nous voyons. Néanmoins, tout
cela est dit timidement, les exemples abondent tel que cet homme qui prends le
soin de demander au réalisateur s’il filme pour la télé avant de prendre la
parole ou cet autre qui après avoir émis un discours ironique remettant en
question la passivité du citoyen tunisien qui achèterait la bombonne de gaz
sans protester même si elle atteint les 100d, ajoute au réalisateur en riant :
« J’espère que tu n’es pas un espion, gare à toi si tu en es un ». Son
dernier mot reste tout de même : « L’essentiel est que nous ayons la paix
et évitions les troubles, l’agitation ». Cette agitation est justement ce
qui marque la rupture ou le passage vers une autre spatio-temporalité, celle
qui survient après le générique de la fin et qui ne dure que 7 minutes. Elle
advient donc après la fin dans un post- qui marque un rajeunissement et une
libération des corps et des voix. Filmés de très près, un groupe de jeunes
crient, revendiquent leurs droits au travail, aux loisirs au même titre que les
jeunes de la capitale, leurs rêves, ce qu’ils attendent du post- janvier 2011. Une
énergie se libère, un autre rythme s’installe, rapide, incisif, bref, rythme
que nous n’avons pas vu monter crescendo mais qui fait irruption au moment où
le spectateur s’y attend le moins et qui s’oppose subitement à la parole qui se
dit à moitié, à la désolation des paysages comme figés dans le temps, offrant
vers la fin du film en plans d’ensemble et en plans rapprochés des visages de
jeunes habités par une rage de vivre chantant non pas le chant des ancêtres,
mais un chant révolutionnaire, conscients qu’un autre espace-temps s’ouvre,
espace qui ne se traduit pas en lieux dans cette séquence finale. L’arrière
plan n’est qu’un mur blanc ; espace prospectif[6]
à imaginer, à rêver ; à construire, paysage que nous pouvons imaginer en
tentant de déchiffrer les visages de ces jeunes, absents de la première partie
du film.
Cette
structure en deux parties est à mon sens une manière de figurer, une bifurcation
inattendue qui viendrait rejoindre celle du roman à travers cette statue qui
subitement prend vie et se détache de son socle pour aller à l’aventure. Néanmoins,
dans le film comme dans le livre, il serait abusif de parler de rupture
radicale, car y cohabitent parfois dans le même plan ou sur la même page divers
temps inscrits dans l’espace ou sur la peau des êtres. Chacune de ces œuvres
est marquée par un métissage et une hybridité spatio-temporelle digne d’une
surimpression cinématographique.
2- Espaces de l’hybridité et du
métissage
Dans
Région, il y a comme un mélange
d’espace-temps (« tempuscules »[7] ?),
plusieurs épaisseurs visibles et invisibles présentes parfois dans le même plan
et parfois dans les interstices qui séparent et joignent une séquence à une
autre. Celles-ci coexistent surtout dans la première partie du film tournée
vers le passé. Plans d’ensemble et plans rapprochés s’alternent, la caméra
portée se concentre sur des corps dans leur espace, elle devient corps parmi
ces corps, à l’écoute de la voix et du moindre mouvement. Le peu de paysages
vides et arides s’opposent à la générosité des corps filmés qui se donnent même
en parlant du révolu et de la difficulté de vivre dans cette région. La caméra
portée reconduit ainsi une vie
collective où elle en devient partie intégrante comme lors de la séquence d’un
festival où rituels, chants et poésie populaires se vivent en communauté. Tel
est aussi le cas, lors d’une séquence filmée à hauteur d’homme dans une place
où l’on redonne vie au jeu rudimentaire des ancêtres appelé
« Kharegba » en dialecte tunisien : sorte de jeu de dames que
seuls les grands parents savent encore pratiquer, trace d’un passé rendu
présent, les unissant et que la caméra d’un jeune réalisateur de la région
capte de manière très simple en venant s’installer comme un corps parmi les
corps de ces joueurs, tous vieux.
Quand
ils ne sont pas filmés ensemble, nous avons des sortes de tableaux portraits où
visages et voix maintiennent leurs ambigüités tels ces plans rapprochés sur une
belle grand-mère chantant des airs d’antan. Le spectateur perçoit une voix
humaine, des voyelles ramenant à un instrument musical plus qu’à la parole
articulée, voix humaine rétive à toute forme de récupération institutionnelle,
fut-ce-t-elle celle des mots, mais les sous-titres permettent de comprendre
qu’il s’agit d’une interpellation des ancêtres. Elle est filmée de face avec pour seul arrière
plan un « klim », sorte de tapisserie que l’on trouve généralement
dans les villages, visage et mains tatouées de signes berbères, trace du passé
sur la peau. Néanmoins, entre un plan et un autre vient s’incruster toute cette
épaisseur spatio-temporelle, traces de divers mondes subsistant à travers les
métiers et à travers des visages envisagés dans leur présence, réintégrant le
temps quand il s’agit de parler de problèmes socio-économique tel que j’ai
essayé de le développer dans le point précédent. Ces séquences sont lentes
comme je l’ai noté et installent une familiarité progressive du spectateur avec
un espace et des pratiques, des chants berbères venant d’un autre temps et
subsistant à travers la mémoire vive des corps et voix qui l’incarnent et lui
octroient une certaine présence-absence.
La
présence subtile de la caméra portée, discrète et à l’écoute, permet
l’ouverture des séquences à la vie et évite le danger de la récupération
folklorique qui guette généralement ce genre de documentaire. Quelques plans de
ce genre sont cités pour écarter, comme par ironie, cette manière de figer le vivant
dans du folklorique en le privant de l’hétérogénéité de ses traces et en le
décharnant de sa substance comme le feraient des images médiatique[8].
Ce danger est très vite détourné grâce au montage : les plans qui suivent
ou qui précèdent ce genre de plans ( cités, à mon sens, pour être déconstruits)
leur donnent une autre orientation telle la séquence des cavaliers sur leurs chevaux
où la caméra épouse parfaitement le rythme des corps, animal et humain, dans
leur envol comme en résonance avec ce que revendiquait l’un des cavaliers, dans
la séquence précédente, en une langue arabe classique galvaudée mais qui se
libère vers la fin en y insérant un seul mot dialectal (
« chwaya » qui veut dire peu, « chawaya houriya», un peu de
liberté). En effet, la séquence d’après qui prise à part aurait pu fonctionner
comme ensemble d’images folkloriques dignes d’un reportage télé, devient l’occasion
de donner corps à ce désir de liberté. Ridha Tlili semble recycler, donner une
orientation à ces rushs selon l’énergie du moment.
Le
réalisateur arrive intelligemment à contourner le danger du folklore comme ce
qui fige, en mobilisant des plans et une caméra qui sont à l’écoute du présent
de ces personnes y compris quand celles-ci rejouent un autre temps, on y
intégrant donc sa propre présence ce qui produit l’hétérogénéité foncière des
séquences et de leurs liens demeurés ouverts grâce à ce que j’ai appelé un
montage « sauvage ». Les plans ne sont pas esthétisés, cousus de
sorte à reconduire une linéarité monolithique. On demeure dans le potentiel.
Vers la fin, le film va vers de plus en plus de chants, de musique, de
son : instrument traditionnel, vent et vagues comme dans une transe où les
plans s’imprègnent de la force du cosmos, terre, vie nue. Avoir intitulé son
film Région au lieu de donner le nom[9]
du village est judicieux surtout que vers la fin du film nous en sortons vers
d’autres régions marginales.
Par
rapport à cette idée de métissage et d’hétérogénéité spatio-temporelle, les
romans de Kamel Riahi sont aussi des objets curieux qui hésitent entre
tradition et modernité, fragments d’hier et d’aujourd’hui, collés ?
Montés ? comme dans un film au récit éclaté. Dans son premier comme dans
son deuxième roman, divers espace-temps et divers langages et dialectes
cohabitent donnant lieu à une hétérotopie[10]
qui fait sortir le lecteur de la linéarité du récit et l’inscrit dans la
complexité des nœuds spatio-temporels. Avec Scalpel,
avant d’aborder le fait divers qui donne son titre au roman, le lecteur passe
par ce que j’ai décrit ci-dessus, le voyage d’Ibn Khaldoun dans ce qui est
censé être la périphérie pour découvrir des pratiques présentées comme celle
d’un autre temps, celle d’une tribu rencontrée, digne des contes de Grimm, appelée
les « Nesnes », êtres dotés de la moitié d’un corps, sachant que le
terme « nesnes » vient du dialecte tunisien et signifie curiosité
malsaine, voyeurisme, figures rappelant ainsi de manière allégorique celle des
indics dans le Tunis contemporain. Cette région
qui semble pure invention faite de misogynie, de violence, de torture,
d’intolérance, de voyeurisme politique aura ses reflets, irradiera la texture
des pages suivantes et se dupliquera par la suite dans les espaces du Tunis
contemporain que les marginaux du roman traversent.
Le
métissage apparait également à travers l’insertion de formes littéraires
traditionnelles venant du patrimoine de la littérature arabe (« khourafa »
(légende), « Hadith »), de la littérature sacrée (versets du Coran
ou de l’Evangile) avoisinant l’article de journal dont le roman adopte la
typographie sur ses pages ou le journal intime pas si intime que cela vu
qu’il prend aussi en charge le récit et le commentaire du fait divers, celui de
cet inconnu qui parcourt les rues de Tunis en moto pour trancher les Khadija des femmes ( mot désignant dans
le dialecte populaire les fesses d’une femme) ; sans oublier une grande
intertextualité allant de Van Gogh à La
Dame aux Camélias, passant par L’Etranger,
Mahmoud Darwish… Il y a également la narration
qui se diffracte en diverses voix dont il est difficile de localiser le lieu et
le moment d’énonciation et qui oscille entre un style vivant reprenant le dialecte
tunisien dans les dialogues et des formules désuètes rappelant l’écriture
coranique ou la littérature pré-islamique aux formules hermétiques ; avec une narration qui
comporte en elle quelque chose de « grivois », un texte rabelaisien
ancré dans le 21ème siècle tunisien, formes traditionnelles
réintégrées dans la narration contemporaine, celle par laquelle commence le
roman, je n’ose pas dire l’intrigue ou le récit vu la fragmentation en
chapitres décousus. Bref nous sommes face à un espace littéraire en patchwork
où règne l’ironie postmoderne[11],
celle qui déforme, recycle, se réapproprie les formes et les contenus du passé
pour tenter de raconter le monde d’aujourd’hui, dans le sens de le rendre plus
ou moins présent dans sa multiplicité.
Le
lecteur navigue ainsi entre des noms de rues, de places, de cafés qui existent
vraiment dans l’espace référentiel tunisois (« La Rotonde »,
« le colisée », « le théâtre municipal » de l’avenue Habib Bourguiba)
mais auxquels les narrateurs ajoutent une touche personnelle, celle de leurs
expériences avec le lieu ou avec les personnes qui sont marqués par la trace du
lieu en question telle que dans ce chapitre où est évoquée la Dame de La Rotonde. La
dame qui emprunte son nom au café est une prostituée, celle dont tombe amoureux
« Ennegro ». Découvrant chez son ami une grande bibliothèque, il se
réfugie dans la lecture pour échapper à la violence de son quotidien, ce qui
lui permet par exemple de comparer sa belle prostituée à Marguerite de La Dame
aux Camélias. Cela donne une figure romanesque du marginal qui ne ressemble
pas au personnage vraisemblable de l’écriture réaliste.
Dans
le film comme dans les romans, nous sommes plus face à des « figures-personnes »
qu’à des personnages typiques dont le récit romanesque ou filmique réduirait la
complexité foncière. Ce tissu
hybride, tel que je viens de le décrire, dénote une certaine recherche de la
forme adéquate pour dire une réalité contemporaine de plus en plus complexe,
cinémas et littératures en chantier. Il révèle aussi un certain jeu avec les
formes traditionnelles non exempt d’ironie, ironie d’un sujet écrivant qui
reconnait l’impossibilité de raconter ce nœud autrement que de cette manière
biaisée, miroir diffracté où se mêlent ce que Whesphal appellerait des
« tempuscules »[12].
Par
« poétique expérimentale », j’entends plusieurs éléments dont le plus
important me parait ce qui relève de l’espace de la marge, ce qui reste en dehors
de la loi, ce qui est donc promesse de vie à savoir, des œuvres contaminées par
des expériences ordinaires, des œuvres « chair »[15]
plutôt que des œuvres « corps » pour reprendre la distinction de
Michel de Certeau. Ceci donne des « poétiques-indices » au lieu de « poétiques-signes ».
Comment ? En partant de « portions de vie », en adoptant une
écriture documentaire qui brouille les nomenclatures où le fait divers,
l’espace public, les régions oubliées acquièrent de la visibilité et une
poéticité venant à la fois du lieu, de la référence et du medium attentif qui
sait la capter sans reculer devant sa puissance entropique. Une écriture
documentaire non dans le sens du 19ème siècle débouchant sur le
plausible, le vraisemblable, le personnage typique mais dans le sens de tenter
de donner voix et images à des expériences de vies quotidiennes qui
déstabilisent l’œuvre et la contaminent provoquant ainsi sa belle entropie.
Les
espaces publics deviennent de plus en plus matière à fiction et « l’homme
ordinaire » pour reprendre de Certeau de plus en plus matériau du nouveau
documentaire tunisien. Il s’agit souvent d’un réinvestissement d’espace
éminemment symbolique et chargés politiquement pour faire un diagnostic
ironique sur la société d’aujourd’hui, sur ses maladies et aspirations, comme
une coupe synchronique du territoire. La source de Scalpel est bel et bien un fait divers qui donnera d’ailleurs
quelques années plus tard en 2012, un docu-fiction intitulé
« Echallat ». Quelque chose est à creuser dans l’utilisation du
matériau du fait divers ou dans la présence discrète de la caméra face à l’écoute
de personnes réelles, hommes ordinaires longtemps marginalisés y compris par la
littérature et le cinéma officiels. Ce genre de roman au moment de sa parution
en 2006 était assez rare. Ce qui m’a marqué, c’est l’effervescence[16]
de ce genre d’écriture suite à janvier 2011, pas forcément en mêlant les
différents genres que nous retrouvons dans Sclapel
mais du moins en étant attachés à ce que l’on pourrait appeler l’urgence du
contemporain, partir de l’actualité, du fait divers, de témoignages pour en
faire des œuvres.
Cette
tendance est d’abord remarquée, pour être honnête, de manière notoire, dans le
jeune cinéma tunisien post-révolution qui aujourd’hui peut prétendre à ce qui
serait une nouvelle vague de films essentiellement documentaire, mais là aussi
la classification est désuète vu que les frontières entre poésie, fiction et
documentaire est non opérationnelle dans
ce genre de films parmi lesquels nous pouvons classer Région de Ridha Tlili ou un autre film de Abdallah Yahia au titre
évocateur, filmé à Jbal Jloud, région périphérique de Tunis abandonnée
par l’Etat et d’où le jeune réalisateur fait ressortir tout en étant très
proche de ce qu’il filme, donc sans rhétorique et sans esthétisme gratuit, la
poésie des hommes ordinaires ; le film est intitulé : Nous sommes ici. Il est difficile de
figer ces films dans un courant, ce qu’il en ressort c’est surtout la force
poétique des lieux marginalisés et des personnes filmées, force poétique qui
rend véritablement désuète la distinction entre documentaire et fiction. Ces
films fonctionnent comme ce que nous pouvons appeler des documentaires
poétiques sachant ressortir l’intensité poétique des vies (des hommes ou des
pierres) dans leurs milieux, créant ainsi une sorte de « tiers-espace »[17]
propre au-dedans, à ce qu’on film ou écrit, et renforcé par le dehors, caméra
ou texte qui ont su le voir et s’en imprégner. En
cela le deuxième roman de Kamel Riahi, Le
Gorille, est extraordinairement révélateur avec toujours quelque chose de
précurseur. N’étant pas inspiré d’un fait divers mais de l’ambiance politique et
sociale du régime agonisant, il annonce le fait divers d’un salafiste qui
escalade l’horloge, signe du régime de Ben Ali. Au-delà de l’anecdote du fait
divers annoncé, ce roman m’interpelle dans sa manière d’investir l’espace
public et toujours les mêmes personnages marginaux qui fascinent l’auteur. Il
propose deux manières de voir et donc d’envisager l’espace. Le roman commence
avec une séquence très cinématographique, un personnage du haut de l’horloge
regarde ceux d’en bas ; point de vue surplombant de Ghourella sur la foule.
Puis quelques chapitres plus loin, un œil magique inversé interpelle le lecteur
comme révélateur du mode de fonctionnement du roman mais aussi de ce qu’on peut
considérer comme un « tiers-espace » qui n’est ni tout à fait la vie
ni tout à fait l’œuvre, mais un entre-deux, vases communicants. Je m’explique,
cet œil magique inversé, au lieu de montrer l’espace du dehors montre l’espace
intérieur. En effet, du haut de son point de vue surplombant, « Ghorilla »
voit l’extérieur mais nous ramène aussi à travers son monologue intérieur à une appréhension de l’espace bien intérieure,
personnelle et intime. Il est à même de nous les faire mieux voir car ces lieux
souterrains et ou périphériques ne s’offrent qu’à ceux qui les
expérimentent : la torture dans les sous-sols du ministère de l’intérieur
tout à côté de l’horloge, les lieux publics comme quelques cinémas se
transformant le soir en espaces intimes où se retrouvent les marginalisés, les
bars et les cafés : « enclaves » où s’enferment les
pseudo-révolutionnaires scrutant les infos et les commentant sans grande
conviction. Tous ces espaces expérimentés viennent contrebalancer le regard
extérieur inexpérimenté offrant l’avenue Habib Bourguiba en vitrine fallacieuse
sauf pour les marginaux comme le Gorille qui avant d’escalader l’horloge et de
réussir à avoir ce regard surplombant, ont pratiqué les rues et ruelles invisibles,
cachés aux regards et que l’institutionnel tente d’enfouir dans l’oubli.
Voilà
pourquoi l’appellation « poétiques expérimentales » s’est
présentée : expérimentales dans la manière de faire
« romanesque » ou « cinématographique » qui reste à suivre
dans son développement mais expérimentales également par rapport à ce qu’elle
offre de nouveau, projecteurs mis sur ce que le lecteur et le spectateur a
tendance à voir dans les rues ou dans les régions lointaines mais pas dans les
œuvres d’art, du moins de cette manière là tout aussi « brute » que
« poétique », de manière à être envisagé plutôt que dévisagé. Ces
nouveaux espaces, ceux des hommes ordinaires dans leurs existences quotidiennes
sont de plus en plus présents dans le jeune cinéma tunisien de ces dernières
années. Quelque chose qui s’est activé sans programmes, sans théorie préalable,
sans concertation de groupes, est né spontanément[18]
du moins au début. Après 2011, ces nouveaux gestes cinématographiques se sont
imposés sans forcément être théorisés au préalable et sans que les jeunes
réalisateurs soient toujours conscients de leurs portées, ce qui, à mon sens,
donne plus de crédibilité et de consistance à la possibilité d’un tournant.
Le
geste est aussi dans le mode de production de ces films qui ne suit pas le
parcours institutionnel habituel, film souvent autoproduit échappant ainsi à la
loi institutionnelle avec tout ce que cela implique comme difficultés
financières et autres comme la diffusion par exemple. Par ailleurs, je crois que
le cinéma s’y prête plus facilement que la littérature et le fait en tout cas
plus rapidement sans doute parce qu’il est moins institutionnalisé que la
littérature. Quand je dis geste « spontané », je pense aussi à la
multiplication des ateliers d’écriture littéraire et cinématographique
aujourd’hui, à la poésie de la rue en dialecte tunisien (quelque chose est à
creuser du côté de la force subversive du dialecte) et à des films s’affirmant comme pur désir de
cinéma tel que Hécho en casa de Bellahsen
Handous, filmé de bout en bout à l’aide d’un téléphone portable, sorte de
journal intime au moment des événement de 2011. Ces poétiques expérimentales
seraient aussi symptomatiques d’un désir de création, un désir tout court qui
se libère après les années de dictature, expérience équivalentes à ce qui a pu
se passer dans la littérature des pays de l’Est après la chute du mur de
Berlin.
Conclusion :
le tiers-espace ou l’œil magique inversé
Que
peut la critique littéraire ou cinématographique aujourd’hui face au monde, aux
deux mondes, celui de l’œuvre et celui à partir duquel elle est produite. Elle
ne peut que suggérer, donner à voir une construction relative parmi mille
autres pour schématiser, une construction provisoirement habitable,
provisoirement génératrice de sens, contenant en elle-même comme dans les
billets d’espionnage son autodestruction au bout d’un certain temps. La
critique littéraire et cinématographique à l’ère de l’espace postmoderne ne
devient-elle pas ainsi à son tour création de mondes, à l’instar de l’écriture
documentaire, scripturale ou filmique, fiction parmi les fictions, construction
parmi les constructions, mondes imaginés parmi une infinité de mondes ? Au
lieu de prétendre à l’élucidation d’un monde, elle ne ferait que l’infiltrer, le
prendre avec elle, le « com-prendre », se l’approprier pour tenter de
faire apparaitre sa complexité, son ambigüité indépassable mais tout en
aménageant au sein même de sa complexité, entre deux nœuds, un refuge possible
mais provisoire, nécessairement provisoire, provisoire et propre ; le
« propre » qui selon De Certeau « est une victoire du lieu sur
le temps »[19],
comme l’est aussi l’œil magique inversé
du roman, qui au lieu de refléter l’extérieur montre l’intérieur, nous fait
pénétrer dans l’intimité des choses perçues selon celui qui les perçoit.
L’œuvre critique, romanesque ou filmique serait cet œil qui même inversé,
déformé et déformant, montre et crée ce « tiers espace » qui n’est ni
ce que nous voyons, ni ce que nous imaginons indépendamment de ce que nous
voyons mais ce que l’on crée à partir de ce que l’on perçoit. La littérature et
le cinéma tunisiens actuels sont obsédés par la réalité, réel réapproprié dans
une sorte de « tiers-espace » qui n’est ni la réalité ni
l’imagination, ni un plan ni un autre mais une relation, quelque chose qui se
passe entre les deux plans et que je trouve inapproprié d’appeler synthèse. Ce « tiers-espace »
serait ce que décrit Pessoa dans ce petit texte extrait
du Livre de l’intranquillité :
« Nous
ne débarquons jamais de nous-mêmes. Nous ne parvenons jamais à autrui, sauf en
nous autruifiant par l’imagination, devenue sensation de nous-mêmes. Les
paysages véritables sont ceux que nous créons car, étant leurs dieux, nous les
voyons comme ils sont véritablement, c'est-à-dire tels qu’ils ont été crées. Ce
qui m’intéresse et que je puis véritablement voir, ce n’est aucune des Sept
Parties du Monde, c’est la huitième, que je parcours et qui est réellement
mienne. »
[1] Concernant ce que l’on peut
entendre aujourd’hui par le « Postmoderne », voir l’article de
Philippe Daros : « Le Postmoderne comme dissolution de
l’œuvre ». [ http://www.vox-poetica.org/t/articles/daros2015.html
]
[2] « Ces décharges d’énergie
chaotique affectent le territoire au point d’en évacuer toute identité stable.
Soumis à une dialectique qui se dérobe aux grands récits de légitimation (les
idéologies à « manifestes » qu’avait recensées Lyotard), le
territoire cesse d’être univoque. Les lignes de fuite amorcent une
déterritorialisation. Et le territoire, mu par cette énergie qui le
déterritorialise, est subordonné à une reterritorialisation provisoire qui
elle-même aboutira à une déterritorialisation ultérieure, etc. ». Bertrand
Westphal, La Géocritique, Réel,
Fiction, Espace, Les Éditions de Minuit, 2007, p. 89.
[3]
« Barchalouna » comme le prononce le tunisien ordinaire et tel
que choisit de le transcrire le romancier.
[4] Par opposition à utopie, il
s’agit d’ « une société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire
ou une idéologie néfaste, telle que la conçoit un auteur donné.» Dictionnaire Larousse.
[5] Cette lenteur voulue nous
rappelle le premier cinéma documentaire comme chez Flaherty par exemple d’où
ressort quelque chose d’anthropologique voire d’ontologique : « Pour
Flaherty la caméra est une interface paysages\visages, et le montage relate une
durée, emprunte du temps cyclique des saisons […] ; dans la mouvance
de Flaherty, le cinéma direct anthropologique de Pierre Perrault ou Jean Rouch
par exemple. ». François Niney. L’épreuve
du réel à l’écran, Essai sur le principe de réalité documentaire, Éditions
de Boeck, 2002, p.55.
[6] Il s’agirait de l’émergence d’un
cinéma de la « représentation » qui paradoxalement vient après un
cinéma tunisien de la « projection » comme le distingue Tahar
Chikhaoui dans un article où il aborde l’explosion du documentaire supplantant
la fiction après 2011 : « Le flux des documentaires le montre bien.
Ce qui est supposé avoir déjà eu lieu, ce qui est supposé avoir préparé la
projection arrive après, semble se substituer à la fiction et la dépasser. Il
s’agit juste d’un retour de l’histoire, un juste retour de l’histoire. » [http://nachaz.org/blog/entre-projection-et-representation-2-par-tahar-chikhaoui/]
[7] Plutôt que les notions
bakhtiniennes de « chronotope » et de « polyphonie », la
notion de tempuscule me semble mieux correspondre au métissage spatio-temporel
décrit dans ce qui suit : « Car il appartient au postmodernisme
d’avoir assuré le passage de la ligne, des lignes, à une sémantique des
tempuscules, à une sémantiques où les points échappent à toute dynamique
linéaire dans un contexte de métissage et de dialogue absolus. ». Bertrand
Westphal, op.cit., p.33.
[8] « Le voyeurisme, pour
jouir à l’aise, suppose une mise à distance – qui protège du risque du contact
– en même temps que l’abolition (illusoire) de toute médiation : une
fausse transparence, une saisie direct et à sens unique des sujets offerts en
objets à mon regard immédiat, sans recours, ni retour, ni détour (on aura
reconnu le fonctionnement basique du dispositif télévisuel). C’est précisément ce
que déjoue Vertov en affirmant visiblement le Ciné-Œil non comme une relation
duelle (de prédation puis de monstration) et impérative (« vois ! »
mais comme une relation triadique et réflexive (« je te montre
que »), interposant la caméra dans l’échange de regards, incluant filmeur
et spectateur dans le filmé, et la projection dans le film. ». François
Niney. L’épreuve du réel à l’écran, Essai
sur le principe de réalité documentaire, op.cit., p. 66.
[9] Nous comprenons que c’est l’espace
de la marge qui importe beaucoup plus qu’une identification ou reconnaissance
référentielle, c’est le rapport à la terre, à la poésie du cosmos qui est mis
en avant mais avec un attachement au local
traduit par la spécificité du dialecte par exemple. Par rapport à l’importance
du « local » dans les sociétés postmodernes, voir Michel Mafessoli, Notes sur la postmodernité, le lieu fait
lien, Éditions du Félin, 2003.
[10] Mélange de formes, de tons et de
genres (à la fois fantastique et réaliste) : « Est hétérotopique tout
« contre-cite » où les sites « réels » sont représentés,
contestés, inversés. L’hétérotopie foucaldienne est cet espace que la
littérature investit en sa qualité de « laboratoire du possible »,
d’expérimentatrice de l’espace intégral qui se déroule tantôt dans le champ du
réel, tantôt en marge de celui-ci. L’hétérotopie permet à l’individu de
juxtaposer plusieurs espaces en un même site, ceux-ci fussent-ils a priori incompatibles. ».
Westphal, op.cit., p. 107.
[11] Parlant de Allan Wilde, Pierre
Schoentjes, dit pour distinguer ironie moderne et ironie postmoderne :
« Il retient le terme d’ironie pour circonscrire les deux attitudes, mais
l’ironie propre au modernisme est « disjonctive », elle constate
l’incohérence du monde aussi bien que du texte et s’efforce de la maîtriser,
tandis que l’ironie « suspensive » du postmodernisme ne cherche plus
à aller au-delà du paradoxe : avec sa vision encore plus radicale de la
multiplicité, de l’aléatoire, de la contingence et même de l’absurdité,
[l’ironie] abandonne carrément la quête d’un paradis – le monde dans tout son désordre est simplement (ou pas si
simplement que ça) accepté » (Introd.). ». Poétiques de l’ironie, Éditions du Seuil, 2001, p.287.
[12] « L’interaction entre les
tempuscules est, comme l’événement défini par Gilles Deleuze, « une vibration,
avec une infinité d’harmoniques ou de sous-multiples, telle une onde sonore,
une onde lumineuse, ou même une partie d’espace de plus en plus petite pendant
une durée de plus en plus petite » qui pour rester perceptible, se
déploiera au-delà du seuil d’intelligibilité. Se pourrait-il alors qu’une
sémantique des tempuscules régît la logique archipélique du temps postmoderne ?
». Westphal, op.cit., p. 32.
[13] Littératures ou poétiques
expérimentales n’est pas à confondre avec un mouvement avant-gardiste tunisien
du même nom qui s’est développé dans les années 60-70, ayant réagi contre les
formes traditionnelles de la littérature arabophone et prônant des formes
modernes esthétisantes (c’est pour cela que j’insiste sur le côté spontané du
geste) qui ne soit ni réduplication du « patrimoine » ni imitation de
l’occident mais une troisième voix. Le chef de fil de ce courant Ezzedine
Madani a lancé ce courant à travers une œuvre qui a fait date : L’Homme zéro, récit du quotidien d’un
homme ordinaire du matin jusqu’à sa condamnation le soir. En y réfléchissant,
il pourrait y avoir une certaine filiation notamment par rapport à ce paradigme
de l’homme ordinaire et de la poésie de son espace (probablement de manière
consciente chez Kamel Riahi, même si les générations qui en ont héritées sont
essentiellement celles des années 70 et 80). Néanmoins, cette filiation serait
le simple fait du rapprochement du critique littéraire car les auteurs et
cinéastes ne la réclament pas surtout que la critique de cette littérature
expérimentale fut essentiellement structuraliste, que ses objectifs théorisés
sont plus esthétique, formaliste, moderniste que sociaux ou politiques. Il y
est plus question d’une histoire de l’écriture, une aventure intellectuelle
obsédée par la littérarité du texte que d’une écriture « spontanée »
de l’histoire comme je le pense de ces nouvelles poétiques littéraires et
cinématographiques.
[14] L’expression « prise de
vie » est empruntée à Niney dans un
chapitre intitulé « Prise de vue, prise de vie » où il distingue
« deux formes inaugurales » de mise en scène du réel et leurs
limites », celle de Vertov et celle de Flaherty. La présence de la vie dans l’œuvre n’est évidemment pas prétention de restitution sans médiation : « Le cinéma, comme
toute technique et moyen d’expression, participe de la recherche et de la
fabrication d’objets et de visions que nous puissions partager, de la
nécessaire construction d’un monde commun habitable. ». François Niney. op.cit., p. 56.
[15] De Certeau parle de l’ « opacité »
de la chair par opposition à la « limpidité » du corps
nommable : « De cette chair opaque et dispersée, de cette vie
exorbitante et trouble, passer enfin à la limpidité d’un mot, devenir un
fragment du langage, un seul nom lisible par d’autres, citable : cette
passion habite l’ascète armé d’instrument combattant sa chair ou le philosophe
qui en fait autant avec le langage, « à corps perdu », comme disait
Hegel. ». Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire,
Éditions Gallimard, 1990, p.219.
[16]Le rapprochement entre cette
tendance de plus en plus affirmée dans le jeune cinéma tunisien et ce qui se
passe dans la littérature tunisienne au sens large me parait fondamental vu
qu’une sorte d’ « écriture documentaire » commence à s’affirmer
depuis Janvier 2011, historiographies, biographies, site sur l’actualité publié
en livre, récits d’incarcération publiés ou republiés, jusqu’aux fictions
contaminées de plus en plus par l’actualité politique ou ce que l’on peut
considérer comme le fait divers « politique », ainsi est le cas du
dernier Comar de la meilleure
première œuvre où une femme raconte de manière toujours aussi fragmentaire et
déconstruite la disparition de sa fille partie en Syrie retrouver l’Etat
islamique. Ainsi est également le cas du deuxième roman de Kamel Riahi qui
annonce un fait divers survenu quelques mois après Janvier 2011 où un
« salafiste » escalade l’horloge du centre ville pour y installer le
drapeau noir.
[17] « L’entre-deux abrite un
possible, « le fantôme d’un troisième homme comme le dit Serres. Ce
troisième homme vit à l’intersection des point de vues, dans un
« espace médian » ; il est pure fusion et transforme
l’entre-deux en un « tiers-lieu d’utopie » qui peut-être étendu au
monde. […] Deux ans après Bahaba, Soja s’est à son tour prononcé en faveur d’un
tiers-espace. Chez lui, le third space
se métamorphose en thirdspace pour
devenir un lieu de fusion intégrale : « Tout entre en contact dans le
tiers espace (thirdspace) : la
subjectivité et l’objectivité, l’abstrait et le concret, le réel et l’imaginé,
le connaissable et l’inimaginable, le répétitif et le différencié, la structure
et l’agencement, l’esprit et le corps, le conscient et l’inconscient, le
discipliné et le transdisciplinaire, la vie quotidienne et l’histoire sans
fin. ». Soja propose lui aussi une rupture explicite à l’égard des
systèmes binaires. ». Bertand Westphal, op.cit., pp. 117-120.
[18] L’expression « prise de
vie » est empruntée à Niney dans un
chapitre intitulé « Prise de vue, prise de vie » où il distingue
« deux formes inaugurales » de mise en scène du réel et leurs
limites », celle de Vertov et celle de Flaherty. La présence de la vie dans l’œuvre n’est évidemment pas prétention de restitution sans médiation : « Le cinéma, comme
toute technique et moyen d’expression, participe de la recherche et de la
fabrication d’objets et de visions que nous puissions partager, de la
nécessaire construction d’un monde commun habitable. ».
[19] Michel de Certeau, L’invention
du quotidien, 1. Arts de faire, op.cit.
Ce texte a été écrit dans le cadre d'un colloque autour de Critique littéraire et espaces postmodernes, Sienne, Septembre 2016.