vendredi 29 janvier 2016

L’étrange familiarité de l’espace dans Karama Karama de Camille Lugan



Karama Karama est un film déconcertant, il nous tient de bout en bout pour que tout recommence de plus belle au dernier plan. Que s’est-il passé ? Pourquoi je ne comprends pas ? Il s’est pourtant bien passé quelque chose. Anouar débarque à Dubaï pour rencontrer Amir El Kais, son collègue. L’éblouissement de son regard au moment où il traverse une sorte de lac sera vite remplacé par une inquiétude quand il arrive dans un chantier en construction en plein désert que la caméra parcourt en suivant les pas du personnage. Quelque chose d’angoissant s’installe, une désolation, est-ce celle du personnage ou celle de l’espace ? Ce serait sans doute celle de leur première rencontre. On pense à l’étrangeté de l’espace que l’on ressent en voyageant dans un pays pour la première fois pourtant quoi de plus familier que les routes, les murs... ? On pense à Ponge et à l’étrange familiarité des choses. On s’attend à tout moment à ce que la fiction bascule dans le film de genre, fantastique ou d’horreur, quelque chose au-delà du réel circule et demeure insaisissable. En effet, une tension progressive s’installe, un rapport à l’espace bien particulier, un peu hostile, une étrangeté qui imprègne les choses les plus anodines, les murs d’un chantier, des routes et des véhicules d’une propreté et d’un alignement déconcertants, un centre commercial où le personnage cherchant de l’aide auprès du responsable finit par tourner en rond comme dans un cauchemar sans issue. D’ailleurs, l’espace y est flou nous voyons surtout le visage du personnage réagir en plan rapproché, ses réactions importent. En contre-champ à cette grande inquiétude, à ce ressenti d’un espace hostile, une séquence vient contrebalancer la tendance et nous voyons Anouar céder à une sorte de transe joyeuse, hésitant au départ d’adhérer à ce que deux jeunes lui proposent : écouter une musique contagieuse qui éveille l’envie de bouger. C’est à ce moment-là précisément que le titre du film apparait, Karama est le nom d’un quartier et l’on rappelle qu’il s’agit d’un mot arabe sans en donner le sens, mais en quoi cela nous avance-t-il ? Amir El Kais est toujours hors champ et le spectateur est en attente de ce fait qui se transforme en événement à force d’être différé. On reste en attente de quelque chose et de quelqu’un  et dans les interstices de cette attente des états, des émotions se vivent : l’anxiété, la colère, la rencontre, la joie le temps d’une danse en plein air et puis retour à l’attente pour enfin retrouver dans le désert un Amir qui dit ne pas être lui-même, que le Amir que Anouar cherche avait juste besoin de disparaitre, besoin de sortir de soi (ente autres en voyageant, en allant à la rencontre de l’inconnu …). Dernier plan, rien ne se dénoue, tout reste ouvert, la tension, l’attention est à son apogée. Effet de miroir ? Amir serait-il l’autre d’Anouar qu’il cherche sans trouver, l’autre en soi qui s’éveille quand on sort de la familiarité de l’espace ? Et quoi de meilleur que le cinéma qui permette cette sortie de soi, le temps d’un voyage dans l’espace-temps inconnu du film ?

Texte écrit lors des 13èmes rencontres cinématographiques de Béjaia.



dimanche 24 janvier 2016

L’amour d’une caméra présente-absente


Une politique de l’amitié dans « Je suis le peuple » d’Anna Rousillon




«  Je suis le peuple » d’Anna Rousillon est un documentaire qui marque par sa générosité et sa justesse ; juste parce que généreux et à l’écoute de l’environnement qu’il filme, champs, animaux, humains de toutes générations…La caméra, bien vivante ne se contente pas de pourchasser un sujet préétabli. Comme un sismographe, elle suit les ondes et fluctuations de cet univers dans lequel elle se fend progressivement jusqu’à se faire oublier.  

La caméra est partie intégrante de cet espace-temps. Elle ne filme pas de l’extérieur en restant à distance. Cette caméra a un nom, une voix, on la taquine, et par moments de manière très subtile et avec beaucoup d’humilité, elle s’exprime, pose des questions, réagit à ce qu’elle filme, écoute, rigole, discute…Sa voix, on l’entend à peine, elle donne la parole. Anna, la cinéaste, est d’abord une amie, elle a dû vivre une expérience humaine forte et authentique pour obtenir autant de vérité dans les attitudes au cours du film. Farrag, sa famille, les villageois ont en face une personne à qui ils font confiance et non une caméra désincarnée qu’on braquerait sur eux, on se soucie d’elle, on plaisante avec elle, on lui livre sa pensée... A aucun moment on ne ressent la peur ou le blocage. Dans l’une des séquences, Farrag le dit « non, je n’ai pas peur ». La question est posée par la cinéaste comme pour indiquer a contrario le degré de confiance incroyable qui s’établit, cette capacité profonde qu’a la caméra d’être avec.

«  Je suis le peuple » ne montre pas la masse indéterminée ou l’énergie des manifestants de Place Tharir par exemple. Dans ce film, le peuple a un visage, un tempérament. Passant d’un individu à un autre, le peuple s’incarne dans sa sagesse comme dans sa complexité, ses contradictions qui disent sa vivacité, son apprentissage du politique de manière progressive, son implication malgré lui, malgré sa prudence… Politique, il l’est plus que tous, dans son vivre ensemble, dans la solidarité, dans sa pratique de la vie quotidienne. A travers des individus singuliers, l’image d’une communauté combative au quotidien se dessine, des individus prêts de la terre, de l’eau qui coule et qui souvent ne coule pas. Il y a de l’amour partout, de l’amour gratuit comme le définit Farraj au début du film, là où le film livre son fil conducteur, son moteur : l’ « anthropophilie », de l’amour entre les hommes… La complicité avec la cinéaste est perçue dès les premiers plans où l’humour et la rigolade règnent. Cette posture de confiance, de retrait de la cinéaste tout autant que d’implication est un équilibre curieux. C’est justement comme en amour, la réserve dit la grande implication, l’écoute, la générosité. On en oublie l’objet caméra, l’objet technique qui aurait pu empêcher les personnes personnages de vivre, de se livrer sans masques ou les pousser à être plus en représentation, on ne les sent pas du tout tétanisés. Sans une vraie rencontre, le film n’aurait pu se faire, il est tissé de cette confiance progressive qui permet une pensée vive, amicale. Rousillon filme à hauteur d’hommes comme on dit, des hommes au plus près de la nature et du naturel. Enfants et adultes dégagent une présence sans vernis.  Le « peuple » réussit ce qu’il y a de plus difficile à l’air de l’image et du virtuel : être soi, dire soi, se laisser vivre sans se sentir épié, et pourtant la caméra est là, présente absente, amicale, les regards la traversent comme à travers une vitre car ils ne voient pas un objet qu’on braque sur eux mais un regard amical, bienfaisant qui se pose sur eux pour partager un événement des plus bouleversants en leur compagnie. La caméra accompagne, n’épie pas, du cinéma vrai et une bonne leçon d’humanité.

Texte écrit lors des 13èmes rencontres cinématographiques de Béjaia.