samedi 30 décembre 2017

Les Rencontres du Film Documentaire de Redeyef 2017 ou le geste restitué



« Le geste consiste à exposer une médialité, à rendre visible un moyen comme tel. Du coup, l’être-dans-un-milieu de l’homme devient apparent, et la dimension éthique lui est ouverte. »
Giorgio Agamben




Le cinéma nous offre le monde (plus que la société), nous dit Serge Daney. À Redeyef cette phrase n’a cessé de résonner en moi et j’ai compris qu’il nous offre plus que le monde, il nous rend à nous-mêmes et au monde à la fois, il nous restitue nos gestes perdus. 
Redeyef, c’est d’abord la terre jaune à perte de vue et le ciel bleu et blanc, une autre Tunisie dont on n’a pas l’habitude. La route vers Redeyef a été en elle-même une expérience cinématographique forte, une sorte de travelling de 6h où s’imprime de plus en plus le vide sur la rétine, où l’on passe de la société vers le monde, de la ville concrète, figurative vers les plaines et les montagnes, une étendue, un horizon de plus en plus abstrait. On se retrouve face à la terre comme astre, face à nous-mêmes sans bruit et sans artifices. 
Et quelle belle idée que d’avoir songé à des rencontres cinématographiques dans ce décor originel, au sein de cette terre rebelle, rebelle de part ses paysages, rebelle de part ses habitants, ceux qui font l’Histoire mais n’en jouissent pas. Les RFDR, c’est aussi l’engagement de jeunes cinéastes et passionnés de cinéma : Alaeddine Slim et Belehsan Handous, de jeunes venant aussi du milieu associatif : l’association Nomades 08 et celle de Rosa Luxembourg ; engagement dans la simplicité du geste, sans fracas inutiles, sans paillettes mais avec beaucoup de cœur et de convictions, engagement au plus proche de cette terre dont le paysage minimaliste offre la possibilité d’une infinité de projections. A la limite, le mot paysage n’y correspond pas, très connoté pour ce retour à l’origine de l’Histoire, à de la terre au sens cosmique du terme ; l’univers de The last of us, film du directeur artistique des Rencontres, n’est pas loin, du moins dans ce qu’il offre comme « moyen sans fin », comme geste nu, comme possibilité de reconnexion avec le monde.
Ce paysage monde, ces espaces écrans, ces « rochers ridés comme le sont les visages des hommes » - tel que l’a si bien dit Saad Chakali au cours d’une promenade entre deux projections dans un espace en dehors du temps et à la limite de la frayeur à force de beauté – résonnent bien avec les territoires filmiques de la belle programmation où écran et paysage extérieur se donnent et se redonnent la réplique, communiquent intensément : Que ce soit de manière poétique ou politique et sociale avec des films comme Forgotten de Ridha Tlili où l’on voit des jeunes de Sidi Bou Zid exprimer leur espoirs et désarrois quelques années après la révolution tunisienne.  Dans la même veine politique, Vidéogramme d’une révolution de Haroun Farouki et Andrei Ujica, la révolution roumaine perd de son « événementialité »  à force d’être télévisée, transformée en spectacles par moment touchant le burlesque. Son contre-champ est la fin de la première partie de La Bataille du Chili de Patricio Guzman, quand la caméra enregistre la propre mort de celui qui filme ; caméra et corps impliqués dans l’événement jusqu’à en perdre la vie. Nous sommes bien loin de la distanciation à la limite du comique. Cela se confirmera par l’héroïsme tragique d’Allende à la fin de la deuxième partie préférant le suicide  à l’abandon du rêve, une mort à mille lieux de celle, télévisée, celle qu’on inflige au couple Ceausescou, annonçant la corruption à venir.
L’intelligence de la programmation, surtout avec un contexte politique comme celui de la Tunisie, a été de proposer des dispositions différentes et variées par rapport à l’événement politique voire historique ; bifurcations et virages reprenant l’histoire de l’humanité entre espoir et désespoir. La Bataille du Chili ( film en trois parties durant plus de quatre heures) qui ponctue et inaugure, presque chaque jour, les projections des Rencontres est là, à mon sens, pour affirmer, confirmer, assurer la possibilité, la beauté du possible dans la résistance, résistance politique mais aussi comme nous l’ont montré d’autres films de la programmation, résistance poétique, poétique au sens de lien avec le monde, présence au monde, manière de faire avec les traumas de l’Histoire, de notre manière de faire mémoire ainsi que celle de dire le dé-sastre passé (Atlal de Djamel Karkar) ou présent ( Taste of cement de Zied Kalthoum ). Comment des corps, des individus incorporent l’événement pour en rendre compte en choisissant le radicalement poétique comme dans le film de Ziad Kalthoum (qui passe pour la première fois en Tunisie) où une voix, un œil nous racontent une histoire faite, non de mots mais de sons, de visages silencieux jusqu’au bout. Seule la mise en scène parle pour eux, montage alterné des chars en Syrie et des machines aliénantes auxquelles les réfugiés syriens se trouvent réduits au Liban, tentant de sortir du trou noir que la caméra reproduit jusqu’au vertige de la fin.
Désastre présent mais aussi désastre passé pris en charge par le si délicat Atlal de Djamel Karkar qui sonde la terre, les arbres, les visages, les êtres avec la générosité du regard aimant au point de permettre une parole dont la quintessence inégalable n’est pas affaire d’écriture mais de don et d’hospitalité envers celui qui a su les regarder et les écouter jusqu’à faire ressurgir le lieu de la trace et donner voix à la césure ; hospitalité aussi au sens derridien, l’hospitalité de celui qui est reçu, qui sait recevoir.   
Que ces Rencontres commencent par un magnifique concert de Abdullah  Miniawy et Ahmed Salah (producteur, musiciens et compositeurs égyptiens, musique indépendante accompagnant souvent des films indépendants) en dit long sur la ligne directrice de ce beau festival  autour du cinéma documentaire : nous ne sommes pas dans des territoires isolés, étanches à la vie, aux échanges. Nous sommes dans la voix, le son, la musique, la lumière rouge réchauffant Redeyef et tous les terriens présents, une présence au monde bien loin des articulations idéologiques.
La finesse avec laquelle ont été menés les ateliers « cinéma documentaire » avec Abdallah Yahia et  « documentaire sonore » encadré par Moncef  Taleb prolonge la démarche de la programmation. Prenant des voix, des paysages et des visages de Redeyef, projetés à la clôture, ils continuent le tissage de ce « Cinéma-Monde », nous ouvrant le monde, nous l’offrant dans ses confins, loin des images et des sons ressassés, consommés, sur-consommés. De ces films d’ateliers, je citerai Oukacha dont le personnage éponyme fait du théâtre à Redeyef une raison de vivre, mais aussi ces témoignages, ces voix sans images de personnes marginalisées et à qui on a ôté la voix, le droit de dire. Quoi de plus politique que de leur redonner voix  quelque soit le médium, musique, son et ou image. Les RFDR instaurent le geste dans sa simplicité, l’art comme manière d’être dans la résistance, dans la vie, dans la résistance pour la vie.

Delta, film de Djamel Karkar, réalisé au cours de ces Rencontres, dans le cadre de Regards (où, avec Ridha Tlili, il a été invité à poser son regard sur la ville) condense toute cette beauté, celle de Redeyef et de ce qu’elle a permis de faire surgir : dans une séquence finale, à partir du paysage, nous voyons surgir un visage en surimpression dont le soleil rouge prend d’abord la forme avant d’apparaitre comme visage humain, naissance de ce visage de l’astre, accompagnée d’une musique électronique résonnant avec celle du ciné-concert Le Maitre et le Géant, mené par Tarek Louati.  De ces Rencontres du film documentaire, de Redeyef, nous renaissons, nous en sortons plus présents au monde, plus vivants. 

Les Rencontres du Film Documentaire de Redeyef  du 20 au 24 décembre 2017

dimanche 24 septembre 2017

"Fais soin de toi" ou de la subversion du désir amoureux


Des corps, des visages dans les rues d’Alger (?), une musique entraînante à la fois joyeuse et mélancolique accompagnant les premiers plans, mouvements de caméra suivant les pas dansants dans l’espace public, c’est ainsi que se fait le lancement de Fais soin de toi de Mohamed-Lakhdar Tati. L’idée de quête du sens ou du déchiffrement des signes est annoncée par cette première déambulation assez lente et émouvante dans son attention. Elle se confirmera tout au long du film par les différents voyages en train, en voiture ou d’une personne à une autre sous forme de marche lors des moments les plus intenses et ce avec le même questionnement quel que soit le point de la carte : pourquoi est-il de plus en plus difficile d’aimer ?
Le film est une sorte de réponse à l’incompréhension de la mère vis-à-vis du célibat de son fils, le réalisateur.  Il n’y aurait pas eu cette sollicitation, nous n’aurions pas eu de film. Nous voyons l’échange entre mère et fils dès les premières séquences et comprenons d’où vient le désir de faire ce documentaire sur le sentiment amoureux en Algérie. Nous sommes face à un cinéma à la première personne, tout bon film l’est mais celui-ci l’affiche et en fait le principe même de l’œuvre, son origine et ce à quoi il est destiné : Soi comme soin du mal dit à moitié, Soi comme moment subversif et comme possibilité de refonder le politique en tant que liberté des individus et non en tant que domination des uns et des autres : parler d’amour, être face à celui ou à celle qu’on aime c’est comme « être face au président de la république » nous dit l’hilarant petit frère, c’est aussi parler de l’expérience de cette femme noire dont la beauté du regard traverse le paysage rouge aride se demandant si  l’amour existe vraiment, renvoyant à Tati sa question.
S’établit ainsi une sorte de cartographie très subjective de l’amour, à l’image de ce petit insecte que nous voyons errer sur une carte au gré de ses sens, au gré de son corps animal ; car il a fallu au moment du montage choisir des témoignages, les réduire ou pas et en laisser d’autres, voire prendre dans ce qui a été recueilli, avec le regard et l’écoute de celui qui est profondément habité par ce questionnement, ce que le voyage cinématographique a permis de comprendre, de prendre avec soi, de toucher, d’en constater la complexité et la teneur bien loin de l’image initiale.
Des fragments d’un corps désiré, halluciné, fantasmé traversent le film ponctuant la parole comme le font les plans sur la fourmi, l’abeille, la toile d’araignée, les paysages,  les plantes, les rochers, le ciel, la terre rouge, minéral, végétal, animal que le propre corps du cinéaste finit par rejoindre en ce plan final montrant son bras de très près, sa main, lui-même devenu carte de l’amour sur laquelle circule une fourmi résonnant avec le premier plan du film : circulation d’une fourmi sur la tige d’une plante.
N’a-t-il pas trouvé le chemin de ce qu’il cherche, trouvé ou flairé sa possibilité ? Au terme du film, nous avons l’impression que tout cela est déjà semé dés le début grâce à un montage subtilement poétique. Que seraient ces dévoilements non sans épaisseur et complexité que le film apporte à son initiateur et nous donne ? Le montage est éloquent, pas en tant que rhétorique mais en tant que poétique ; il interroge aussi bien l’humain que ce qui le dépasse, le vivant. Cette interrogation sur l’amour en Algérie s’inscrit dans une dimension autre que celle des frontières géographiques (la carte sur laquelle circule l’insecte est bien confuse) : une interrogation connectée de la manière la plus poétique à la démarche de l’univers, à ce que notre être au monde nous révèle souvent à notre insu, d’où les différentes contradictions dans les propos recueillis, paradoxe dans les mots mêmes ou parfois grand écart entre le discours et le corps. « Il y a ». Il y a quelque chose qui déborde la loi de la parole sociale et qui n’est plus possible à contenir, un très beau plan montrant des vagues immenses et violentes débordant la plage et des rochers artificiels jetés ici et là pour bloquer le flux sans y arriver dessine bien ce décalage entre le dit et le dire des regards. Au cours du film, nous sommes souvent ramenés aux sensations premières, celle de l’enfance (de l’humanité), celle de l’étrangeté du monde, de notre être au monde sans médiations réductrices. Ceci est évidemment angoissant, angoisse de l’Homme sans figures réduisant le monde à du balisé, nous enfermant dans des systèmes, nous condamnant à de la répétition sans différence, mais le film nous y invite à cette belle étrangeté du monde ramenant le silence nous éloignant des discours saturés de lois. Qu’est-ce qui s’y prête le mieux que le langage cinématographique, attentif à l’espace, aux ombres, aux langages muets des corps plus qu’à celui, encombré, de la parole ? Il y a dans le titre même « Fais soin de toi » et non « Prends soin de toi » (reprise d’un texto envoyé par une copine à son ami) une adresse et une interpellation quasi politique à sortir du langage de la loi vers l’écart du langage poétique et l’invention d’un langage amoureux à la mesure du vivant, un langage qui permet la rencontre avec l’altérité pour une rencontre avec soi, nous pouvons y lire ce que De Certeau appelle  « la poésie de l’homme ordinaire » comme stratégie de détournement des lois et des cohérences abusives. Fais soin de toi mise sur la poésie considérée comme notre seul et dernier recours pour reprendre contact avec le vivant, l’organique, le viscéral… Quoi de plus révolutionnaire qu’un corps amoureux, quoi de plus subversif que l’énergie de l’amour dans son aptitude à nous rendre on ne peut plus présent à nous-mêmes ?


Fais soin de toi de Mohamed-Lakhdar Tati, vu en avant-première aux Rencontres Cinématographiques de Béjaia (du 9 au 15 septembre 2017)