Des
corps, des visages dans les rues d’Alger (?), une musique entraînante à
la fois joyeuse et mélancolique accompagnant les premiers plans, mouvements de
caméra suivant les pas dansants dans l’espace public, c’est ainsi que se fait
le lancement de Fais soin de toi de
Mohamed-Lakhdar Tati. L’idée de quête du sens ou du déchiffrement des signes
est annoncée par cette première déambulation assez lente et émouvante dans son
attention. Elle se confirmera tout au long du film par les différents voyages en
train, en voiture ou d’une personne à une autre sous forme de marche lors des
moments les plus intenses et ce avec le même questionnement quel que soit le
point de la carte : pourquoi est-il de plus en plus difficile
d’aimer ?
Le
film est une sorte de réponse à l’incompréhension de la mère vis-à-vis du
célibat de son fils, le réalisateur. Il
n’y aurait pas eu cette sollicitation, nous n’aurions pas eu de film. Nous
voyons l’échange entre mère et fils dès les premières séquences et comprenons
d’où vient le désir de faire ce documentaire sur le sentiment amoureux en
Algérie. Nous sommes face à un cinéma à la première personne, tout bon film
l’est mais celui-ci l’affiche et en fait le principe même de l’œuvre, son
origine et ce à quoi il est destiné : Soi comme soin du mal dit à moitié,
Soi comme moment subversif et comme possibilité de refonder le politique en
tant que liberté des individus et non en tant que domination des uns et des
autres : parler d’amour, être face à celui ou à celle qu’on aime c’est
comme « être face au président de la république » nous dit l’hilarant
petit frère, c’est aussi parler de l’expérience de cette femme noire dont la
beauté du regard traverse le paysage rouge aride se demandant si l’amour existe vraiment, renvoyant à Tati sa
question.
S’établit
ainsi une sorte de cartographie très subjective de l’amour, à l’image de ce
petit insecte que nous voyons errer sur une carte au gré de ses sens, au gré de
son corps animal ; car il a fallu au moment du montage choisir des
témoignages, les réduire ou pas et en laisser d’autres, voire prendre dans ce
qui a été recueilli, avec le regard et l’écoute de celui qui est profondément
habité par ce questionnement, ce que le voyage cinématographique a permis de
comprendre, de prendre avec soi, de toucher, d’en constater la complexité et la
teneur bien loin de l’image initiale.
Des
fragments d’un corps désiré, halluciné, fantasmé traversent le film ponctuant
la parole comme le font les plans sur la fourmi, l’abeille, la toile
d’araignée, les paysages, les plantes,
les rochers, le ciel, la terre rouge, minéral, végétal, animal que le propre
corps du cinéaste finit par rejoindre en ce plan final montrant son bras de
très près, sa main, lui-même devenu carte de l’amour sur laquelle circule une
fourmi résonnant avec le premier plan du film : circulation d’une fourmi
sur la tige d’une plante.
N’a-t-il
pas trouvé le chemin de ce qu’il cherche, trouvé ou flairé sa
possibilité ? Au terme du film, nous avons l’impression que tout cela est
déjà semé dés le début grâce à un montage subtilement poétique. Que seraient ces
dévoilements non sans épaisseur et complexité que le film apporte à son
initiateur et nous donne ? Le montage est éloquent, pas en tant que rhétorique
mais en tant que poétique ; il interroge aussi bien l’humain que ce qui le
dépasse, le vivant. Cette interrogation sur l’amour en Algérie s’inscrit dans
une dimension autre que celle des frontières géographiques (la carte sur laquelle
circule l’insecte est bien confuse) : une interrogation connectée de la
manière la plus poétique à la démarche de l’univers, à ce que notre être au
monde nous révèle souvent à notre insu, d’où les différentes contradictions dans
les propos recueillis, paradoxe dans les mots mêmes ou parfois grand écart
entre le discours et le corps. « Il y a ». Il y a quelque chose qui
déborde la loi de la parole sociale et qui n’est plus possible à contenir, un
très beau plan montrant des vagues immenses et violentes débordant la plage et
des rochers artificiels jetés ici et là pour bloquer le flux sans y arriver
dessine bien ce décalage entre le dit et le dire des regards. Au cours du film,
nous sommes souvent ramenés aux sensations premières, celle de l’enfance (de
l’humanité), celle de l’étrangeté du monde, de notre être au monde sans
médiations réductrices. Ceci est évidemment angoissant, angoisse de l’Homme
sans figures réduisant le monde à du balisé, nous enfermant dans des systèmes,
nous condamnant à de la répétition sans différence, mais le film nous y
invite à cette belle étrangeté du monde ramenant le silence nous éloignant des
discours saturés de lois. Qu’est-ce qui s’y prête le mieux que le langage
cinématographique, attentif à l’espace, aux ombres, aux langages muets des
corps plus qu’à celui, encombré, de la parole ? Il y a dans le titre même
« Fais soin de toi » et non « Prends soin de
toi » (reprise d’un texto envoyé par une copine à son ami) une
adresse et une interpellation quasi politique à sortir du langage de la loi
vers l’écart du langage poétique et l’invention d’un langage amoureux à la
mesure du vivant, un langage qui permet la rencontre avec l’altérité pour une
rencontre avec soi, nous pouvons y lire ce que De Certeau appelle « la poésie de l’homme ordinaire »
comme stratégie de détournement des lois et des cohérences abusives. Fais soin de toi mise sur la poésie
considérée comme notre seul et dernier recours pour reprendre contact avec le
vivant, l’organique, le viscéral… Quoi de plus révolutionnaire qu’un corps
amoureux, quoi de plus subversif que l’énergie de l’amour dans son aptitude à
nous rendre on ne peut plus présent à nous-mêmes ?
Fais soin de toi
de Mohamed-Lakhdar Tati, vu en avant-première aux Rencontres Cinématographiques de Béjaia (du 9 au 15 septembre 2017)