dimanche 24 janvier 2016

L’amour d’une caméra présente-absente


Une politique de l’amitié dans « Je suis le peuple » d’Anna Rousillon




«  Je suis le peuple » d’Anna Rousillon est un documentaire qui marque par sa générosité et sa justesse ; juste parce que généreux et à l’écoute de l’environnement qu’il filme, champs, animaux, humains de toutes générations…La caméra, bien vivante ne se contente pas de pourchasser un sujet préétabli. Comme un sismographe, elle suit les ondes et fluctuations de cet univers dans lequel elle se fend progressivement jusqu’à se faire oublier.  

La caméra est partie intégrante de cet espace-temps. Elle ne filme pas de l’extérieur en restant à distance. Cette caméra a un nom, une voix, on la taquine, et par moments de manière très subtile et avec beaucoup d’humilité, elle s’exprime, pose des questions, réagit à ce qu’elle filme, écoute, rigole, discute…Sa voix, on l’entend à peine, elle donne la parole. Anna, la cinéaste, est d’abord une amie, elle a dû vivre une expérience humaine forte et authentique pour obtenir autant de vérité dans les attitudes au cours du film. Farrag, sa famille, les villageois ont en face une personne à qui ils font confiance et non une caméra désincarnée qu’on braquerait sur eux, on se soucie d’elle, on plaisante avec elle, on lui livre sa pensée... A aucun moment on ne ressent la peur ou le blocage. Dans l’une des séquences, Farrag le dit « non, je n’ai pas peur ». La question est posée par la cinéaste comme pour indiquer a contrario le degré de confiance incroyable qui s’établit, cette capacité profonde qu’a la caméra d’être avec.

«  Je suis le peuple » ne montre pas la masse indéterminée ou l’énergie des manifestants de Place Tharir par exemple. Dans ce film, le peuple a un visage, un tempérament. Passant d’un individu à un autre, le peuple s’incarne dans sa sagesse comme dans sa complexité, ses contradictions qui disent sa vivacité, son apprentissage du politique de manière progressive, son implication malgré lui, malgré sa prudence… Politique, il l’est plus que tous, dans son vivre ensemble, dans la solidarité, dans sa pratique de la vie quotidienne. A travers des individus singuliers, l’image d’une communauté combative au quotidien se dessine, des individus prêts de la terre, de l’eau qui coule et qui souvent ne coule pas. Il y a de l’amour partout, de l’amour gratuit comme le définit Farraj au début du film, là où le film livre son fil conducteur, son moteur : l’ « anthropophilie », de l’amour entre les hommes… La complicité avec la cinéaste est perçue dès les premiers plans où l’humour et la rigolade règnent. Cette posture de confiance, de retrait de la cinéaste tout autant que d’implication est un équilibre curieux. C’est justement comme en amour, la réserve dit la grande implication, l’écoute, la générosité. On en oublie l’objet caméra, l’objet technique qui aurait pu empêcher les personnes personnages de vivre, de se livrer sans masques ou les pousser à être plus en représentation, on ne les sent pas du tout tétanisés. Sans une vraie rencontre, le film n’aurait pu se faire, il est tissé de cette confiance progressive qui permet une pensée vive, amicale. Rousillon filme à hauteur d’hommes comme on dit, des hommes au plus près de la nature et du naturel. Enfants et adultes dégagent une présence sans vernis.  Le « peuple » réussit ce qu’il y a de plus difficile à l’air de l’image et du virtuel : être soi, dire soi, se laisser vivre sans se sentir épié, et pourtant la caméra est là, présente absente, amicale, les regards la traversent comme à travers une vitre car ils ne voient pas un objet qu’on braque sur eux mais un regard amical, bienfaisant qui se pose sur eux pour partager un événement des plus bouleversants en leur compagnie. La caméra accompagne, n’épie pas, du cinéma vrai et une bonne leçon d’humanité.

Texte écrit lors des 13èmes rencontres cinématographiques de Béjaia.


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