« Farsh
ou Ghata » semble être à la marge des événements de la révolution de
janvier 2011, mais être à la marge n’est pas être en dehors. La force du film
réside en effet dans ce parti pris de la bonne distance et du clair-obscur. Le
cinéaste ne s’intéresse pas au centre de l’Evénement – les manifestations de
Place Tahrir dont on ne verra que la fumée perçue au loin – mais pointe sa
caméra sur divers milieux peu visibles de la
société égyptienne : le monde des chanteurs dans les mosquées (« El
mounchidoun »), les Coptes, la cité des poubelles…
La
fiction part d’un fait particulier, présenté comme incompréhensible :
l’ouverture des prisons au moment où les institutions de l’Etat s’effondrent et
où le peuple, livré à lui-même, se retrouve dans une sorte d’ « état
d’exception ». Il n’est d’ailleurs pas anodin que le film prenne sa source
dans des images réelles émanant d’un portable, caméra aussi mouvementée et
nerveuse que la réalité qu’elle capte sur le vif de l’action. Cette
caméra-témoin précède celle du cinéaste. La fiction y prend origine. Ce qu’elle
nous offre par la suite est justement plus de l’ordre de la trace de l’événement que de sa lisibilité.
L’obscurité
première d’où ne ressort que le souffle exténué de la fuite sera maintenue dans
la manière de filmer le parcours de l’évadé anonyme. Le jeune homme à qui le
portable est confié part vers la ville en promettant à son compagnon blessé de
revenir. On le suit dans ses retrouvailles quasi muettes avec la famille, une
accolade chaleureuse avec sa mère suffit, ils se parlent à peine et quand il y a
du dialogue, on n’entend rien que des chuchotements. La télé continue son discours
sur l’évolution des événements, elle n’est
couverte que par les pleurs d’un bébé comme pour suggérer un avenir naissant. La
caméra, souvent en plan général, ne prétend pas percer le mystère de ce qui se
passe. Elle est aussi ébahie que les personnages. Il y a comme un refus de la
transparence.
Que
reste-t-il quand il n’y a plus de lois ? Que reste-t-il à part des visages
sidérés, l’espace imposant son étrangeté ? Il reste la voix, le chant, la
musique, le souffle de la vie. A travers le point de vue du personnage, nous
découvrons, en son et en image, une autre Egypte. Envahi par le discours médiatique,
l’évadé ne finira par adhérer aux mouvements de l’Histoire qu’après de
multiples rencontres amicales qui l’inscrivent dans le présent, aidé en cela par
l’éveil de ses sens, d’abord dans la mosquée en écoutant la voix sublime d’un
chanteur dont le souffle incantatoire atteint en profondeur son comportement :
il commence à aider le médecin sur place, à réparer les lampes à néon de la
mosquée transformée en service d’urgence. Exclu par un membre du comité de
protection des quartiers, il fuit avec Zine du côté des cimetières où la tradition du chant religieux est ancrée. Il y
esquisse son premier sourire, encore sous l’effet du souffle d’un chanteur, son
regard s’intensifie au moment d’un échange furtif avec une jeune fille. Ce regain
de vie le ramène à son compagnon, finalement mort. A l’occasion des obsèques,
il découvre la communauté copte et la cité des poubelles, fiction et
documentaire s’entremêlent, la voix est donnée à ceux qui, d’habitude, ont très
peu de visibilité. Au moment de remettre la vidéo aux médias, comme geste
ultime de son adhésion à la cause révolutionnaire au nom de l’engagement
individuel, cette fidélité à la mémoire d’un homme qu’il a rencontré, le pousse
au cœur de l’événement. Voyant en direct les violences dans le quartier copte, il
y retourne en courant jusqu’à l’essoufflement comme au début. Il s’y engage
jusqu’au dernier souffle, non plus le souffle de la frayeur, mais celui de l’amitié
entre Égyptiens de tout bords.
Paru dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille 2014.
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