lundi 12 mai 2014

L’insularité des êtres dans The last Friday de Yahya Al Abdallah


The last Friday configure le défaut d’être ensemble, la difficulté de trouver un langage commun qui puisse lier les hommes. Le film s’ouvre sur un personnage qui constate la coupure du courant électrique. Il touche sa plaque chauffante mais ne ressent rien, appuie sur l’interrupteur en vain. Ce courant qui ne passe plus encode l’univers du film, fait essentiellement de déconnexions entre les êtres, de ruptures entre les hommes et leur espace. Avant le générique, un plan introductif nous montre un personnage dans un lieu isolé. Sa position dans le cadre en dit long sur son rapport au monde : complètement décentré, rejeté dans un coin, écrasé par un espace dont on sent le côté pesant à la durée du plan fixe. Nous comprenons plus tard qu’il s’agit de Youssef, personnage principal du film ayant perdu sa fortune et sa famille à cause du jeu et s’apprêtant à se faire opérer après avoir trouvé difficilement l’argent qu’il faut. Nous le voyons ainsi errer entre son patron, ses amis et enfin son ex-femme avec laquelle il a un fils qui, lui aussi, a du mal à dire son désarroi. Les faits se passent en Jordanie dans la ville d’Amman : un espace qui semble hostile ou du moins trop étrange pour que les personnages puissent y adhérer. Les plans de Youssef sur la terrasse sont sans profondeur de champ, derrière lui s’étend toute la ville mais il parait comme collé à cette image, comme rajouté au décor sans en faire partie. L’image plate semble rejeter ou expulser l’homme de son fond.
D’abord une crise de communiquer entre les hommes, même les plus proches : Youssef et son fils, Youssef et son ex-femme, Youssef et son patron Jaber qui a également du mal à communiquer avec sa future fiancée. Celle-ci préfère les échanges par SMS, que ce soit avec lui ou avec son père qu’elle refuse d’ajouter sur Facebook. Sa mère enfonce le clou en lui disant qu’il ne faut jamais dire « je t’aime » à un homme. En effet, le film est parsemé de couples qui se défont ou qui ont du mal à se faire. Les querelles amoureuses n’ont pas lieu face à face mais à coups de texto, les ruptures aussi se font à distance dans un taxi par exemple, sous le regard voyeur de Youssef emmenant une voisine avec laquelle il finira par avoir une aventure fade. Même les rencontres éphémères perdent de leur charme. Le lendemain de leur nuit passée ensemble, demeurant significativement hors champ, Youssef préfère recourir à un porno qu’il interrompt au moment de l’appel à la prière.
 Seuls le bruit arbitraire du monde (sons d’un avion, des voitures, de la rue…), le discours télévisé ou l’appel à la prière meublent la bande son lors des premiers plans où la caméra ne bouge pas, installant le spectateur dans une durée monotone qui l’oblige à faire attention aux moindres détails. Le bruit de la ville est contaminé par celui des medias qu’on entend parasiter la vie : dans l’immeuble où vit Youssef, chez l’épicier, dans le taxi, dans l’appartement au moment où père et fils s’apprêtent à dîner... Nous entendons partout la voix d’El Jazira sans voir les images, peu importe,  son effet hypnotique est là. Néanmoins, au début, le personnage étant seul, l’absence de parole n’est pas reçue comme une bizarrerie. Le silence du personnage est plus éloquent que la pseudo-communication par SMS où le corps et la voix de l’autre restent hors champ, hors portée de soi. SMS est d’ailleurs le titre de l’un des court-métrages du cinéaste où il décrit l’invasion de l’intime par ces nouvelles technologies réifiant nos liens les plus personnels y compris ceux de la communion amoureuse. SMS, Facebook, téléphone, chaines télévisés, que de moyens technologiques perfectionnés au détriment d’un véritable échange. Imed, fils de Youssef ne sait même pas lire. Ses bégaiements sont ceux de tous les personnages pour qui l’autre et le monde présentent un problème de lisibilité. L’angoisse du vide est bien exprimée par la domination du bruit inarticulé du monde.
 Par ailleurs, le choix du vendredi, jour censé réunir la communauté musulmane, n’est pas anodin. The last Friday sonne comme l’aveu d’un hiatus empêchant le partage du commun qui pourrait trouver ses origines dans la faille du politique. Ceci nous est suggéré par une séquence clé, celle de l’hôpital où Youssef doit se faire opérer : le discours de Moubarak tentant de convaincre les jeunes de sa souveraineté incrimine des instances étrangères voulant semer le chaos. Déni de la crise de l’autorité interrompu net par le geste de Youssef qui éteint la télé.

Les moyens cinématographiques pour dire cette crise du sens et du partage sont : bruitage, corps jetés dans l’espace, pénurie en vrais dialogues on ne peut plus expressive de la solitude profonde de l’homme du 21ème siècle qui, à part se débattre dans les mots idéologisés, ne sait plus établir de liens authentiques. Une belle leçon de cinéma qui pointe le mal du siècle : des mots et des images vides et un désir de partage de moins en moins pourchassé. Le dernier plan fait écho au tout premier, nous voyons Youssef après l’opération se promener entre des tombes ou des ruines dans ce même paysage du début ; dernière séquence où on ne peut s’empêcher de nous demander si c’est lui en chair et en os ou bien son fantôme. Morts ou vifs ? Question centrale que pose le film sur tous ses personnages.

Paru, en version courte, dans le quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille, 2013.

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