samedi 10 mai 2014

Résistance du vivant dans Haneen de Ossama Bawardi



Dans Haneen, si nostalgie il y a, ce n’est guère celle qui fige. Ce film quasi muet, peut se voir comme la flamme du vivant qui se bat de toutes ses forces contre l’extinction ou la récupération. On y a l’impression que Ossama Bawardi réinvente le sens du mot « Haneen », devenu lueurs intenses de vie et non plus fixation sur des événements  passés. Nous sommes face à une nostalgie, non pas tournée vers le passé mais paradoxalement orientée vers l’avenir, une nostalgie qui appelle le vivant, se confondant avec l’attente d’une éclosion de l’instant présent. Cette ouverture sur l’ « à venir » est majestueusement incarnée par le personnage principal : une femme aux aguets, d’un certain âge, très seule, au visage très habité, visage qui vous arrache le regard : à la fois rude et généreux mais jamais aride même lorsqu’il est pris de mélancolie. Une femme s’accrochant à la vie : cela est perceptible à travers des gestes comme se maquiller, écouter de la musique ou danser et se confirmera par le geste majeur du film : arracher le numéro imposé à sa demeure. Les autres personnages principaux tout aussi muets ou presque sont un enfant qui vole des oranges dans le jardin de cette même femme, une boîte aux lettres et notamment un numéro : le « 54 ».
Le film nous plonge dans un univers où les sens sont fortement sollicités : une musique très expressive, des couleurs chaudes, un côté plastique indéniable sans tomber dans une tendance esthétisante gratuite qui ne serait que pur décor. En effet, l’espace dans lequel évolue la femme est le lieu d’une tension : d’un côté les photographies  d’un mari et d’un fils absents, encadrés et déposés un peu partout ; de l’autre une atmosphère, un climat, qui laisse la part belle à la vie et à la beauté. D’emblée, le décor attire l’attention, une chaleur du foyer se fait pressentir où plantes, couleurs, broderies, objets de décorations suscitent des émotions et nous attirent nettement plus vers l’intensité du moment présent que vers la présence mortifère de l’absent, incarnée par toutes ces photos  - qui elles-mêmes, par moments, se défigent dans de longs travelling accompagnés d’une musique éminemment sensorielle. 
Ainsi perçu, le décor peut être considéré à son tour comme un personnage et joue son rôle dans l’histoire qui nous est racontée. Il est en soi agir. Alors que raconte Haneen à travers tous ses ingrédients? L’histoire d’une femme qui au réveil attend une lettre. Nous la voyons sortir, retirer la clé intimement cachée dans son sein, ouvrir sa boîte aux lettres qui s’avère vide. Puis se dirigeant vers la façade de sa maison, elle grimpe sur une chaise et arrache scrupuleusement le numéro qu’on vient d’installer sur son mur. Accomplissant cet acte une première fois, elle ne fait que se blesser. Nous la voyons nettoyer et panser sa blessure avant de se rendre compte de la présence d’un enfant tentant de cueillir une orange. Les traits de l’exaspération sur son visage se métamorphosent alors en sourire éblouissant. La première fois où elle pose son regard sur l’enfant sans qu’il ne s’en rende compte est un moment cinématographique à part, il se passe quelque chose qui dépasse tous les mots dans ce sourire qui éclaire son visage, assombri au préalable sans doute par la crainte du retour du poseur de numéros. Le plan subjectif où elle le perçoit sur l’oranger en rappelle un autre, celui qui ouvre La Porte du soleil de Yousri Nasrallah. On ne peut s’empêcher de penser à ce rameau d’oranger emporté dans le camp des réfugiés et à la voix d’une autre dame au visage tout aussi expressif qui en fait la métonymie de la Palestine : « ceci n’est pas à manger, c’est la Palestine ».
Le lendemain, le numéro réinstallé une deuxième fois, nous voyons le personnage répéter les mêmes gestes, sortir, inspecter la boîte aux lettres toujours vide et puis avec le même élan s’acharner contre ce numéro. Elle tombe de sa chaise sous les yeux de l’enfant. Nous ne voyons pas son visage mais son orange tomber et parcourir le sang de sa bienfaitrice, deuxième don, celui de son sang, comme dernière manifestation de vie laissée en héritage à l’enfant. Le dernier mot du film est à la vie, à l’avenir. L’intensité du désir de vivre est aussi dans cette flaque de sang contemplée par un enfant que nous voyons de dos face à la maison dans le dernier plan du film. L’acharnement à refuser la réduction de son foyer à un numéro devient acte de résistance, une réaffirmation du droit de la vie sur la mort, un refus d’être quadrillée, contrôlée, réduite à une adresse.
Paru dans le quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille, 2013.

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