Asmahan est avant tout une voix, une voix marquée par
l'outre-tombe, y compris de son vivant, voix dont seuls les mélancoliques
ressentent l’empreinte, un peu comme celle de Quignard ou de Duras en
littérature. Fascination, arrêt du temps, la voix d'Asmahan partage ces
attributs avec le cinéma, portions de temps (conservées à tout jamais dans la
boîte) devant lesquelles nous ne pouvons décrocher notre regard, du moins quand
la magie opère. Rapprocher Asmahan du cinéma semble ainsi presque naturel et ce,
en-deçà du fait qu'elle-même ait été actrice et indépendamment du
parcours romanesque de sa propre vie qui se prête à la modulation
cinématographique. Avec le cinéma, elle partage avant tout l'être fantomatique
de sa voix fascinante.
Quels liens possibles entre Asmahan,
être mélancolique, et les espaces parcourus par la caméra de Azza
El-Hassan ? Une voix off tisse
un voyage entre l’Egypte, Vienne et le Liban d’aujourd’hui en poursuivant la
figure et l’histoire mystérieuse de la chanteuse. Elle s’adresse, comme dans
une lettre ouverte, à la défunte, pour lui parler de la survivance de sa voix
mais surtout des mutations du monde d’aujourd’hui. En effet, le film est
marquant de par sa démarche, révélatrice d’un changement dans la manière de
concevoir ce genre de documentaires retraçant, comme dans les monographies, le
parcours d’une vie. Ici, le genre semble simple prétexte. La caméra braque son
objectif sur le temps présent et ne fait que reprendre quelques plans des
archives pour les confronter à notre regard.
Au Caire, là où la chanteuse druze
connut le succès, avant d’arriver au studio en ruines où se produisaient ses
films, nous passons par le Nil imperturbable puis par les tags de la révolution
égyptienne. La voix off tire vers le passé alors que l’image ancre le
regard du spectateur dans l’Egypte actuelle. Le mélange entre les archives en
noir et blanc et les plans sur les rues d’aujourd’hui se fait de manière
avertie. Comme si, du fond de son passé, Asmahan regardait les tags : nous
voyons un plan en noir et blanc, où la diva promène son regard, raccordé aux
plans suivants représentant les tags en couleurs comme s’il s’agissait du point
de vue subjectif de la chanteuse : Orphée ne regarde plus en arrière,
c’est Eurydice qui semble poser son regard sur lui, il n’y a donc plus risques
de figement ; ce que la mise en scène et le montage esquissent ainsi sera
proféré vers la fin du film par la jeune chanteuse Dina El Wedidi qui affirme
que la révolution politique lui a fait faire sa propre révolution sur Asmahan,
qu’elle aimerait créer du nouveau à partir de son présent. En effet, nous ne
voyons à aucun moment Asmahan prendre la parole, on écoute ses mélodies mais
pas ses mots. Évanescente, sa présence-absence n’obstrue pas la voix des jeunes
chanteuses égyptiennes. Avant même de nous raconter l’histoire tragique de
l’une de ses fans, Dina ne peut s’empêcher de partir de son présent :
« Pourquoi ne puis-je plus parcourir les rues du Caire avec autant de
liberté que pouvait le faire Asmahan dans les années quarante ? » Nous
entendons cette plainte au moment où nous voyons la jeune femme marcher. Au
cours de ce travelling, sa voix ne cesse d’exprimer le malaise et l’étouffement
ressentis dans cet espace qu’elle n’arrive plus à s’approprier, là où elle se
sent étrangère chez elle. Au même moment le travelling capte le regard
malveillant d’un gosse sur la jeune chanteuse qui passe comme pour confirmer
ses propos. Comment replacer les tags du début du film, ceux qu’Asmahan
semblait regarder, par rapport à ce témoignage ? Est-ce une invitation à
constater un paradoxe, celui d’une révolution des jeunes qui n’a pas suffit à
espacer l’horizon de cette jeune chanteuse, laquelle continue à être agressée
du regard ? Révolution mentale appelée sans être dite et dont l’absence se
creuse au moment où se fait le passage à la séquence de Vienne, grâce à un
montage très significatif. C’est la voix d’une autre jeune chanteuse
égyptienne, Chirine Mohamed, fredonnant la mélodie la plus célèbre d’Asmahan,
hymne célébrant Vienne pour sa beauté, sa musique, sa liberté, qui nous mène
vers la ville européenne. Son souffle traverse d’abord les immeubles et les
rues du Caire pour ouvrir sur Vienne dans une séquence de danse en plein espace
public où des corps d’hommes et de femmes s’épanouissent sans entraves, bercés
par la musique. Voilà ce que la voix de ces jeunes égyptiennes appellerait…
Asmahan est donc sollicitée pour
prendre conscience du décalage et non pour être célébrée. L’une des séquences
clés où l’on comprend mieux la démarche est celle du « Studio Masr »,
là où se faisaient les films dans lesquelles la chanteuse jouait. En ruines
depuis sa nationalisation, il incarne l’état du cinéma égyptien aujourd’hui
d’après ce que dit le critique qui nous
fait visiter les lieux, tout en développant une réflexion sur l’importance de
cet espace public pour les Egyptiens à l’époque et sa désuétude significative
actuellement.
A Vienne aussi, alors qu’elle est
censée être à la recherche de ce que fut
l’histoire d’Asmahan, la caméra est comme détournée de son objectif initial. Ce
sont des corps et des voix présents qui prennent le dessus, comme ceux des
réfugiés. L’une des femmes dit avec beaucoup d’émotion son désaccord avec la
célèbre chanson « Layali El Ons » qui chante le bonheur intense des
nuits passées à Vienne : « Moi, je n’ai pas vécu ces nuits
inoubliables à Vienne, si Asmahan avait ressenti ce que j’ai enduré ici, elle
n’aurait pas chanté ainsi. ».
Encore une opposition où le présent revendique ses droits sur le passé,
où le subterfuge du documentaire classique sur une célébrité devient prétexte
et donne la parole aux corps vivants. Asmahan, dont la présence fantomatique
voudrait hanter le documentaire, libère la voix du présent. Sa présence-absence
à travers les restes du « Studio Masr » ou les ruines du casino
libanais attire l’attention sur l’être fantomatique de l’image et sur la
capacité de l’espace à faire mémoire – mais la parole est donnée aux jeunes
d’aujourd’hui avec leurs espoirs, leurs aspirations, leurs désespoirs, leurs
tentatives de vivre et de chanter la vie. C’est le parti-pris du film. Commençant
par une magnifique chanson de la diva, venant de son passé lointain, il se
termine sur la voix résonnante de Dina El Widedi. Le plan d’avant en noir et
blanc coupe brutalement pour ouvrir la voie et nous ramener vers sa silhouette.
Alors pourquoi ce détour par Asmahan
pour parler des jeunes
aujourd’hui ? La chanson de la fin semble nous le dire, désir de ne plus
tourner en rond et de regarder devant soi. Asmahan au destin tragique et mystérieux,
figure brouillée, comme l’eau trouble sur laquelle insiste la caméra au moment
de raconter sa noyade - figure tragique à la voix mélancolique au sens
romantique du terme - sied au malaise de la jeunesse d’aujourd’hui marquée par
la lassitude et l’attente de l’actualisation de ce que les révolutions ont
annoncé, une jeunesse qui ne demande qu’à faire entendre sa voix au présent. Le
danger de la mélancolie qui guette semble dépassé dans la dernière séquence du
film où nous voyons la même chanteuse en mal d’être chanter avec une énergie et
une détermination martelant de tout son corps l’air de la scène, de quoi
exorciser les fantômes du passé et ne maintenir que l’art de chanter dans son
éternelle beauté. Partie à la recherche de la figure d’Asmahan, ce sont les
figures marquantes du présent que la caméra retient. Dans ce face à face entre
archives et images naissantes se fraye bien une voie vers le futur.
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