lundi 19 mai 2014

Le cri du silence dans L’Armée du salut de Abdallah Taia

L’armée du salut est un premier long-métrage inspiré d’un roman écrit par le réalisateur lui-même où se fait le procès énigmatique de toute une société à qui il donne à la fois le rôle de victime et de bourreau. C’est l’histoire d’une violence assourdissante qui traverse une ville, une famille, un enfant qui subit en silence toutes sortes de violences. Silencieux, ne sachant pas où se mettre, assoiffé de tendresse, son incapacité à crier est à la mesure du mal ressenti, à la mesure de l’enfance brisée. Cela est reconduit par la rareté du dialogue au sein de la première partie du film ainsi que par l’ architecture labyrinthique dans laquelle se meut l’enfant comme écrasé par un espace qui annihile son être et où la violence semble incrustée dans tous les recoins tels qu’il les perçoit, violence qui peut surgir à tout moment, menaçante et omniprésente au point d’être intégrée comme une fatalité, pas un cri quand il se fait violer. Il se réfugie dans l’amour obsessionnel d’un grand frère magnifié, désiré et épié dans ses moindres gestes mais auprès de qui il ne se plaint jamais. Autour de lui une famille nombreuse où l’on ne se connait pas vraiment et pour qui la violence est une habitude. La mère battue arrive à crier ses maux mais Abdallah qui se fait violer subit la violence sans mot dire, un cri ne suffirait pas. Nous le voyons arpenter les ruelles de sa ville pour emmener le pain de la famille au four, se faire violer au passage en silence, subir les caresses du vendeur de fruits au marché qui lui offre une pastèque en échange, celle qu’il utilisera pour se rapprocher de son père, non moins malheureux. Il a beau battre sa femme, nous sentons une souffrance en sourdine qui a du mal à s’exprimer. L’ayant vu défendre le droit de jouir d’une chanson de Abdelhalim le week-end, raillé par une femme qui semble condamner la sensibilité du chanteur en le considérant comme trop mièvre, on s’étonne qu’il puisse être capable d’une telle violence. Le silence pèse sur Abdallah, personne autour n’a pu déchiffrer son poids, sa détresse acceptée comme une fatalité au sein d’une famille trop éclatée pour pouvoir l’envisager et le protéger. Il retrouvera un peu de réconfort dans les bras des  amants choisis. Il y a un rapport fantasmé quasi incestueux avec le frère comme pour s'empêcher de vivre un véritable amour. Il lui fera aimer la langue française au cours d’une excursion à la mer même si le personnage s’y refuse au départ, s’obstinant à la rejeter. Une fois adulte, Abdallah y plongera en s’amourachant d’un homme suisse qu’il finit par quitter pour parvenir à se libérer de tout, y compris du joug de la dépendance amoureuse. La deuxième partie du film suivant Abdallah adulte en Suisse pour poursuivre ses études, mais surtout pour échapper à la violence, survient vers la fin sans trop s’attarder. Nous y décelons un regain de soi, nous y décelons aussi la trace du passé, chanson de Abdelhalim qui revient pour plonger le personnage dans l’inquiétude mais le regard vif, déterminé semble dire : j’ai quitté la violence, j’emporte avec moi le Maroc, je suis marocain, je suis homosexuel, je suis vivant. On peut reprocher au film d’être trop dans le témoignage direct et pas assez dans le détour mais il est des violences subies qui n’acceptent pas le détour, qui doivent être dites aussi franchement pour sortir du mal assourdissant devenu possible car trop longtemps tu par toute une société qui au lieu de le condamner, le dénie, mal sous-jacent qu’il faut faire rejaillir clairement haut et fort. Le cinéma est aussi là pour témoigner.
Paru dans Le Quotidien des Rencontres Internationales des Cinémas arabes, Marseille 2014.

dimanche 18 mai 2014

Le parcours du souffle dans Raggs and Tatters de Ahmad Abdalla


« Farsh ou Ghata » semble être à la marge des événements de la révolution de janvier 2011, mais être à la marge n’est pas être en dehors. La force du film réside en effet dans ce parti pris de la bonne distance et du clair-obscur. Le cinéaste ne s’intéresse pas au centre de l’Evénement – les manifestations de Place Tahrir dont on ne verra que la fumée perçue au loin – mais pointe sa caméra sur divers milieux peu visibles de la société égyptienne : le monde des chanteurs dans les mosquées (« El mounchidoun »), les Coptes, la cité des poubelles…
La fiction part d’un fait particulier, présenté comme incompréhensible : l’ouverture des prisons au moment où les institutions de l’Etat s’effondrent et où le peuple, livré à lui-même, se retrouve dans une sorte d’ « état d’exception ». Il n’est d’ailleurs pas anodin que le film prenne sa source dans des images réelles émanant d’un portable, caméra aussi mouvementée et nerveuse que la réalité qu’elle capte sur le vif de l’action. Cette caméra-témoin précède celle du cinéaste. La fiction y prend origine. Ce qu’elle nous offre par la suite est justement plus de l’ordre de la trace de l’événement que de sa lisibilité.
L’obscurité première d’où ne ressort que le souffle exténué de la fuite sera maintenue dans la manière de filmer le parcours de l’évadé anonyme. Le jeune homme à qui le portable est confié part vers la ville en promettant à son compagnon blessé de revenir. On le suit dans ses retrouvailles quasi muettes avec la famille, une accolade chaleureuse avec sa mère suffit, ils se parlent à peine et quand il y a du dialogue, on n’entend rien que des chuchotements. La télé continue son discours sur l’évolution des événements, elle n’est couverte que par les pleurs d’un bébé comme pour suggérer un avenir naissant. La caméra, souvent en plan général, ne prétend pas percer le mystère de ce qui se passe. Elle est aussi ébahie que les personnages. Il y a comme un refus de la transparence.

Que reste-t-il quand il n’y a plus de lois ? Que reste-t-il à part des visages sidérés, l’espace imposant son étrangeté ? Il reste la voix, le chant, la musique, le souffle de la vie. A travers le point de vue du personnage, nous découvrons, en son et en image, une autre Egypte. Envahi par le discours médiatique, l’évadé ne finira par adhérer aux mouvements de l’Histoire qu’après de multiples rencontres amicales qui l’inscrivent dans le présent, aidé en cela par l’éveil de ses sens, d’abord dans la mosquée en écoutant la voix sublime d’un chanteur dont le souffle incantatoire atteint en profondeur son comportement : il commence à aider le médecin sur place, à réparer les lampes à néon de la mosquée transformée en service d’urgence. Exclu par un membre du comité de protection des quartiers, il fuit avec Zine du côté des cimetières où la tradition du chant religieux est ancrée. Il y esquisse son premier sourire, encore sous l’effet du souffle d’un chanteur, son regard s’intensifie au moment d’un échange furtif avec une jeune fille. Ce regain de vie le ramène à son compagnon, finalement mort. A l’occasion des obsèques, il découvre la communauté copte et la cité des poubelles, fiction et documentaire s’entremêlent, la voix est donnée à ceux qui, d’habitude, ont très peu de visibilité. Au moment de remettre la vidéo aux médias, comme geste ultime de son adhésion à la cause révolutionnaire au nom de l’engagement individuel, cette fidélité à la mémoire d’un homme qu’il a rencontré, le pousse au cœur de l’événement. Voyant en direct les violences dans le quartier copte, il y retourne en courant jusqu’à l’essoufflement comme au début. Il s’y engage jusqu’au dernier souffle, non plus le souffle de la frayeur, mais celui de l’amitié entre Égyptiens de tout bords.

Paru dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille 2014.

mercredi 14 mai 2014

Profanations dans Mille mois de Faouzi Bensaidi

Revoir Mille mois après les révolutions arabes et cette chaise omnipotente que Mehdi trimballe d’un endroit à un autre, lui l’enfant d’un opposant incarcéré, fait résonner encore plus fort l’acuité de cette mise en dérision du pouvoir qu’il soit politique ou religieux. Le film nous plonge au sein de la société marocaine aux cours des années 80 dans un village pauvre aux paysages arides. Le héros politique reste hors-champ pour laisser place aux maux qui rongent les siens. Des sujets sociaux sérieux sont abordés de manière légère, à la limite du loufoque, à travers une panoplie de points de vue. D’autres histoires se forgent à la marge de celle de l’enfant et de sa famille : celle de Malika, adolescente révoltée qui ne cache pas sa volonté de transgression, celle du fou du village enragé de terre et d’eau, celle de Saadiya qui choisit l’argent au détriment de l’amour, celle des prostituées... Les situations dramatiques tournent au caricatural : des visages aux aguets au sommet d’une montagne, pour découvrir qu’ils ne guettent que le début du mois de Ramadan ; une poule qui s’obstine à déranger le grand-père au moment de sa prière, la Nuit Sacrée qui tourne au chaos… On retrouve en germe le côté disjoncté de What a wonderful world ainsi que l’humour des personnages tragiques de Mort à vendre. On rit beaucoup mais il y a aussi des moments où l’on observe sérieusement, sans pathos, telle la séquence de la prison où la mère demande à être traitée en citoyenne, ce qui lui vaut une arrestation dont on ne verra rien, ellipse de l’agression qui nous fait imaginer le pire. Respiration, le plan suivant offre un paysage à contempler. En effet, le mélange de tons, marque des films de Bensaidi, permet ici d’aborder des questions cruciales sans tomber dans le pamphlet social. Le politique passe subtilement dans l’intention bien affichée de détourner le sacré de sa fonction première et de désamorcer le potentiel de sérieux qui le fonde. Le regard, bien que noir, décrivant des individus sous le joug de la pauvreté et de l’injustice, laisse passer des petites revanches qui augurent d’une remise en question du pouvoir comme la petite vengeance des élèves plaçant un clou sur la chaise de l’instituteur qu’ils ne sacralisent guère malgré le précepte religieux répété avant chaque cours : « Et l’instituteur faillit devenir prophète ». L’épisode se retourne contre eux et enlise Mehdi dans le rôle de bourreau malgré lui. Cette oscillation d’une revanche qui finit par être rattrapée par des schèmes de pouvoir trop ancrés pour être capable de s’en libérer facilement se répète dans d’autres situations. Nous la retrouvons dans les ruses qui tentent de défier  une  société machiste : Saadiya, analphabète, à qui l’enfant lit les lettres d’amour envoyées par son instituteur, arrive à avoir des rendez-vous nocturnes avec un autre amant sur la terrasse de la maison familiale. Petite revanche sur l’oppression de l’individu par les codes sociaux vite abandonnée en choisissant d’épouser un riche représentant du pouvoir dont le portrait nous rappelle allègrement les personnages décalés de Kusturika.  Ces personnages « humains trop humains » ne sont pas doux les uns avec les autres, mais nous arrivons à les aimer. Le regard du cinéaste émeut par une perspicacité qui reste toujours tendre. Le point de vue est certes désabusé, néanmoins ces esquisses individuelles d’un désir qui finit toujours par être rattrapé par le social disent bien un socle lézardé. Les chaises qui ont servi au mariage finissent par brûler, plans jubilatoires, sans doute fantasmagoriques, mais surtout pouvoir du cinéma de Bensaidi où les instances oppressantes sont pointées sans héroïsme grâce à la magie d’une signature cinématographique aigre-douce.

Paru dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille 2014.

mardi 13 mai 2014

Light horizon, un peu de bruits pour la vie

Un film, un  plan, light horizon réussit à capter notre attention, plus, à nous emporter dans son univers et à nous émouvoir en moins de huit minutes. Un film très sobre, une seule prise de vue qui nous renvoie  à l’origine du cinéma, cinéma quasi muet, d’autant plus expressif  et poétique qu’il est exempt de mots. Néanmoins la touche moderne du bruitage y introduit, intact, le « bruissement »  du monde : eau, sifflement du vent, gazouillement,  ainsi que  le bruit d’un balai primordial que l’on entend avant l’avènement du plan, rumeurs de la nature et rumeurs de l’Homme  s’entremêlent dans le mouvement des rideaux exposés aux vents…
Comme le plan est fixe, c’est le regard du spectateur qui est en mouvement. Le regard ne peut s’empêcher d’inspecter le champ à la loupe. Des murs troués de balles, gravés de prénoms, messages d'amour et de haine, traces du passé venant se superposer à l’instant présent offert. De ce voyage dans le temps (ici, pas besoin de travelling), on se repose en regardant au loin l'horizon de la « fenêtre-tableau », et puis retour du regard vers cette femme qui essaie d'assainir et d'embellir cet espace en ruines.
Une femme tout habillée de noir, comme endeuillée, s’acharne à frotter le sol, pour rendre l’endroit plus habitable. Elle le fait pendant six minutes, la durée  du plan se fait sentir, son épaisseur aussi. Une fois le sol lavé, elle installe une belle table couverte de blanc, une petite fontaine, une chaise ; des gestes simples. Elle ouvre les rideaux blancs de la fenêtre qui laisse entrevoir l’horizon comme par intermittence, qui font sa silhouette être, disparaitre, être \ disparaître… dans et hors champs.
La chambre en ruine évolue progressivement vers la vie, littéralement entrevue à travers le flottement, l’entrebâillement des rideaux blancs libérés par la femme en noir, oui, la résistance de la vie est à la mesure de l’acharnement avec lequel le sol est frotté, à la mesure de ce  geste quotidien. De tout cela se dégage un sentiment de vie qui subsiste, que rien n’évince.  Capté par une poésie singulière, par une dimension ontologique, le spectateur ne s’en détachera pas vers la fin, après l’ancrage de ce lieu dans la cartographie du monde.
Tous les ingrédients du cinéma sont là : cadrage, surcadrage, ombre et lumière, profondeur de l’image, l’écran, les écrans, la femme en spectatrice de l’horizon, matérialisent sous nos regards, très subtilement, sans trop de bruits, l’universel hymne à la vie, celle qui finit toujours par émerger des ruines comme cet Horizon léger qui s’impose au spectateur. Vous n’en finirez jamais avec l’épaisseur de ce plan, de ce film de Randa Maddah !

Paru dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille 2014.


lundi 12 mai 2014

L’insularité des êtres dans The last Friday de Yahya Al Abdallah


The last Friday configure le défaut d’être ensemble, la difficulté de trouver un langage commun qui puisse lier les hommes. Le film s’ouvre sur un personnage qui constate la coupure du courant électrique. Il touche sa plaque chauffante mais ne ressent rien, appuie sur l’interrupteur en vain. Ce courant qui ne passe plus encode l’univers du film, fait essentiellement de déconnexions entre les êtres, de ruptures entre les hommes et leur espace. Avant le générique, un plan introductif nous montre un personnage dans un lieu isolé. Sa position dans le cadre en dit long sur son rapport au monde : complètement décentré, rejeté dans un coin, écrasé par un espace dont on sent le côté pesant à la durée du plan fixe. Nous comprenons plus tard qu’il s’agit de Youssef, personnage principal du film ayant perdu sa fortune et sa famille à cause du jeu et s’apprêtant à se faire opérer après avoir trouvé difficilement l’argent qu’il faut. Nous le voyons ainsi errer entre son patron, ses amis et enfin son ex-femme avec laquelle il a un fils qui, lui aussi, a du mal à dire son désarroi. Les faits se passent en Jordanie dans la ville d’Amman : un espace qui semble hostile ou du moins trop étrange pour que les personnages puissent y adhérer. Les plans de Youssef sur la terrasse sont sans profondeur de champ, derrière lui s’étend toute la ville mais il parait comme collé à cette image, comme rajouté au décor sans en faire partie. L’image plate semble rejeter ou expulser l’homme de son fond.
D’abord une crise de communiquer entre les hommes, même les plus proches : Youssef et son fils, Youssef et son ex-femme, Youssef et son patron Jaber qui a également du mal à communiquer avec sa future fiancée. Celle-ci préfère les échanges par SMS, que ce soit avec lui ou avec son père qu’elle refuse d’ajouter sur Facebook. Sa mère enfonce le clou en lui disant qu’il ne faut jamais dire « je t’aime » à un homme. En effet, le film est parsemé de couples qui se défont ou qui ont du mal à se faire. Les querelles amoureuses n’ont pas lieu face à face mais à coups de texto, les ruptures aussi se font à distance dans un taxi par exemple, sous le regard voyeur de Youssef emmenant une voisine avec laquelle il finira par avoir une aventure fade. Même les rencontres éphémères perdent de leur charme. Le lendemain de leur nuit passée ensemble, demeurant significativement hors champ, Youssef préfère recourir à un porno qu’il interrompt au moment de l’appel à la prière.
 Seuls le bruit arbitraire du monde (sons d’un avion, des voitures, de la rue…), le discours télévisé ou l’appel à la prière meublent la bande son lors des premiers plans où la caméra ne bouge pas, installant le spectateur dans une durée monotone qui l’oblige à faire attention aux moindres détails. Le bruit de la ville est contaminé par celui des medias qu’on entend parasiter la vie : dans l’immeuble où vit Youssef, chez l’épicier, dans le taxi, dans l’appartement au moment où père et fils s’apprêtent à dîner... Nous entendons partout la voix d’El Jazira sans voir les images, peu importe,  son effet hypnotique est là. Néanmoins, au début, le personnage étant seul, l’absence de parole n’est pas reçue comme une bizarrerie. Le silence du personnage est plus éloquent que la pseudo-communication par SMS où le corps et la voix de l’autre restent hors champ, hors portée de soi. SMS est d’ailleurs le titre de l’un des court-métrages du cinéaste où il décrit l’invasion de l’intime par ces nouvelles technologies réifiant nos liens les plus personnels y compris ceux de la communion amoureuse. SMS, Facebook, téléphone, chaines télévisés, que de moyens technologiques perfectionnés au détriment d’un véritable échange. Imed, fils de Youssef ne sait même pas lire. Ses bégaiements sont ceux de tous les personnages pour qui l’autre et le monde présentent un problème de lisibilité. L’angoisse du vide est bien exprimée par la domination du bruit inarticulé du monde.
 Par ailleurs, le choix du vendredi, jour censé réunir la communauté musulmane, n’est pas anodin. The last Friday sonne comme l’aveu d’un hiatus empêchant le partage du commun qui pourrait trouver ses origines dans la faille du politique. Ceci nous est suggéré par une séquence clé, celle de l’hôpital où Youssef doit se faire opérer : le discours de Moubarak tentant de convaincre les jeunes de sa souveraineté incrimine des instances étrangères voulant semer le chaos. Déni de la crise de l’autorité interrompu net par le geste de Youssef qui éteint la télé.

Les moyens cinématographiques pour dire cette crise du sens et du partage sont : bruitage, corps jetés dans l’espace, pénurie en vrais dialogues on ne peut plus expressive de la solitude profonde de l’homme du 21ème siècle qui, à part se débattre dans les mots idéologisés, ne sait plus établir de liens authentiques. Une belle leçon de cinéma qui pointe le mal du siècle : des mots et des images vides et un désir de partage de moins en moins pourchassé. Le dernier plan fait écho au tout premier, nous voyons Youssef après l’opération se promener entre des tombes ou des ruines dans ce même paysage du début ; dernière séquence où on ne peut s’empêcher de nous demander si c’est lui en chair et en os ou bien son fantôme. Morts ou vifs ? Question centrale que pose le film sur tous ses personnages.

Paru, en version courte, dans le quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille, 2013.

dimanche 11 mai 2014

La part obscure de la transmission dans La carapace de mon père de Pary El Kalkali


Le film s’ouvre sur une avalanche de questions en voix off : que fait-on des histoires qu’on nous raconte ? Comment les recevons-nous ? Qu’en gardons-nous… D’autres interrogations semblent comme répondre à celles-ci mais dans un face à face entre père et fille : laquelle de mes histoires dois-je raconter ? Celle de l’homme, celle de l’étudiant, celle du réfugié palestinien… ? Sur un ton à la limite de la colère, le père donne l’impression qu’on est en train de lui soutirer son histoire, celle qui a le plus compté, celle dans laquelle il est difficile de replonger. Quand la narratrice (sa fille) avait douze ans, il décide de quitter sa vie à Berlin pour s’installer en Palestine, à Kalkilia, son village natal.
Curieux le lieu où commence cette discussion qui frôle la dispute. Il s’agit du sous-sol d’une maison familiale, là où Moussa, le père, décide de s’installer après un retour contraint à Berlin. Le coin d’une chambre à peine éclairée par une ampoule, lumière tamisée, les deux personnages finissent par s’y asseoir à même le sol pour que le récit s’engage avec plus ou moins de tensions. La lumière, le dépouillement de l’espace, l’insistance de Pary à avoir des réponses nous font penser au contexte de l’interrogatoire. Le père se sent comme harcelé, mais finit par adhérer à la requête de sa fille. Par moments, l’intensité de l’échange est telle que les deux corps, dans le même plan, atteignent une harmonie maximale et là, bien qu’ils se chamaillent, nous sommes plus dans l’espace intime de confidences douloureuses où circulent beaucoup d’amour et de culpabilité.  La lumière où baignent ces plans ne permet pas vraiment de lire les visages comme pour suggérer que dans la transmission d’une telle histoire, on ne peut saisir que du clair-obscur. Seule une part infime peut passer, c’est sans doute la raison pour laquelle Moussa vit cette demande de restitution comme quelque chose de difficile. Raconter c’est réduire, surtout quand le vécu est aussi complexe.
A partir de là, le montage du film devient primordial dans la quête du sens dont il est porteur. En effet, les plans de cet espace bien particulier de la chambre du sous-sol sont éparpillés ici et là tout au long du film. Une telle histoire ne peut se raconter dans la linéarité. L’anachronie est de mise et pas n’importe laquelle, une anachronie qui ne comble pas tous les trous du récit comme pour dire qu’ il y a toujours un reste quand il s’agit de Palestine ; pas de discours larmoyant, une distance, figurée entre autres, par une séquence marquante où l’on voit des enfants jouer dans des balançoires en chantant La Palestine, la souffrance, la déportation avec détachement, comme d’autres enfants chanteraient une cantine,juste pour le plaisir de chanter ensemble.
 Le décalage entre les séquences du récit fragmenté, les plans et la narration en voix off perdent le spectateur mais c’est ainsi qu’est  restituée la complexité de l’histoire. Tout le film est fait de sorte à ce que le brouillage et la part d’ombre soient en avant de ce qu’il y a à dire. Le film vacille entre plusieurs espace-temps enchevêtrés. Tout à la fois documentaire et fiction, il est construit de manière à susciter le vertige dès lors qu’on tente de s’y retrouver. D’ abord, l’espace-temps du sous-sol avant le voyage où la réalisatrice est  narratrice en voix off en langue allemande ; puis le temps du voyage avec le père vers Kalkilia où l’on passe à l’Arabe : Pary El Kalkaly, passant par l’Egypte, voyageant vers son nom, vers son histoire et celle de la ville palestinienne d’où vient son père. Le troisième espace-temps est difficile à localiser : Moussa déambulant dans Berlin, sans doute après leur retour de Kalkilia ou peut-être avant leur face à face. Une partie du puzzle est toujours manquante pour que les morceaux de l’histoire résistent à une quelconque imbrication inévitablement réductrice. En cela Pary, la réalisatrice, a déjoué la peur légitime du père suscitée par l’angoisse de réduire son histoire et celle de tout un peuple au dire. Les images se succèdent bravant la linéarité du récit.
Reste le plus important des espaces-temps  - le plus important, du moins pour le père -  le temps qui manque : celui tranchant, de son retour à Kalkilia abandonnant famille, travail, toute une vie à Berlin pour ne plus se sentir simple visiteur dans son propre pays, pour affirmer sa citoyenneté de Palestinien à part entière, puis son expulsion qui l’oblige au retour à Berlin quelques mois après. Dans ce temps du hors-champ, temps du rêve tout aussi bien que de la césure, s’intègre également celui de son enfance et de l’arrachement de chez soi, temps relativement restitué par son témoignage ainsi que celui des membres de sa famille en Egypte sans être montré. Le temps du champ (Berlin, le voyage vers Kalkilia…) et le temps du hors-champ (l’arrachement de Kalkilia et le retour lors de ces quelques mois) se rejoignent à travers des résonances qui finissent par tisser des liens au milieu de la discordance ambiante, tel le cas du mur de Kalkilia qui fait écho au mur de Berlin et qui lie, dans l’universel, les deux vies de Moussa apparemment séparées.
Le plan de la fin, qui a été aussi l’un des tous premiers plans du film, condense bien l’histoire sans fin qu’on nous raconte dans La Carapace de mon père : la maison de Berlin, filmée de l’extérieur, le soir ; image marquante d’une demeure sans murs, sans édifices, juste quelques ouvertures, lumière dorée se dégageant de la fenêtre du dessus, porte et fenêtre d’en bas à peine éclairées, contrastées en noir et blanc. On sort du film avec cette image faite de lumières et de zones d’ombres reprenant ainsi l’histoire d’une transmission difficile dont Pay El Kalkaly fait un film bouleversant de profondeur.

 film vu en 2013 dans le cadre des Rencontres internationales des cinémas arabes à Marseille.

samedi 10 mai 2014

Résistance du vivant dans Haneen de Ossama Bawardi



Dans Haneen, si nostalgie il y a, ce n’est guère celle qui fige. Ce film quasi muet, peut se voir comme la flamme du vivant qui se bat de toutes ses forces contre l’extinction ou la récupération. On y a l’impression que Ossama Bawardi réinvente le sens du mot « Haneen », devenu lueurs intenses de vie et non plus fixation sur des événements  passés. Nous sommes face à une nostalgie, non pas tournée vers le passé mais paradoxalement orientée vers l’avenir, une nostalgie qui appelle le vivant, se confondant avec l’attente d’une éclosion de l’instant présent. Cette ouverture sur l’ « à venir » est majestueusement incarnée par le personnage principal : une femme aux aguets, d’un certain âge, très seule, au visage très habité, visage qui vous arrache le regard : à la fois rude et généreux mais jamais aride même lorsqu’il est pris de mélancolie. Une femme s’accrochant à la vie : cela est perceptible à travers des gestes comme se maquiller, écouter de la musique ou danser et se confirmera par le geste majeur du film : arracher le numéro imposé à sa demeure. Les autres personnages principaux tout aussi muets ou presque sont un enfant qui vole des oranges dans le jardin de cette même femme, une boîte aux lettres et notamment un numéro : le « 54 ».
Le film nous plonge dans un univers où les sens sont fortement sollicités : une musique très expressive, des couleurs chaudes, un côté plastique indéniable sans tomber dans une tendance esthétisante gratuite qui ne serait que pur décor. En effet, l’espace dans lequel évolue la femme est le lieu d’une tension : d’un côté les photographies  d’un mari et d’un fils absents, encadrés et déposés un peu partout ; de l’autre une atmosphère, un climat, qui laisse la part belle à la vie et à la beauté. D’emblée, le décor attire l’attention, une chaleur du foyer se fait pressentir où plantes, couleurs, broderies, objets de décorations suscitent des émotions et nous attirent nettement plus vers l’intensité du moment présent que vers la présence mortifère de l’absent, incarnée par toutes ces photos  - qui elles-mêmes, par moments, se défigent dans de longs travelling accompagnés d’une musique éminemment sensorielle. 
Ainsi perçu, le décor peut être considéré à son tour comme un personnage et joue son rôle dans l’histoire qui nous est racontée. Il est en soi agir. Alors que raconte Haneen à travers tous ses ingrédients? L’histoire d’une femme qui au réveil attend une lettre. Nous la voyons sortir, retirer la clé intimement cachée dans son sein, ouvrir sa boîte aux lettres qui s’avère vide. Puis se dirigeant vers la façade de sa maison, elle grimpe sur une chaise et arrache scrupuleusement le numéro qu’on vient d’installer sur son mur. Accomplissant cet acte une première fois, elle ne fait que se blesser. Nous la voyons nettoyer et panser sa blessure avant de se rendre compte de la présence d’un enfant tentant de cueillir une orange. Les traits de l’exaspération sur son visage se métamorphosent alors en sourire éblouissant. La première fois où elle pose son regard sur l’enfant sans qu’il ne s’en rende compte est un moment cinématographique à part, il se passe quelque chose qui dépasse tous les mots dans ce sourire qui éclaire son visage, assombri au préalable sans doute par la crainte du retour du poseur de numéros. Le plan subjectif où elle le perçoit sur l’oranger en rappelle un autre, celui qui ouvre La Porte du soleil de Yousri Nasrallah. On ne peut s’empêcher de penser à ce rameau d’oranger emporté dans le camp des réfugiés et à la voix d’une autre dame au visage tout aussi expressif qui en fait la métonymie de la Palestine : « ceci n’est pas à manger, c’est la Palestine ».
Le lendemain, le numéro réinstallé une deuxième fois, nous voyons le personnage répéter les mêmes gestes, sortir, inspecter la boîte aux lettres toujours vide et puis avec le même élan s’acharner contre ce numéro. Elle tombe de sa chaise sous les yeux de l’enfant. Nous ne voyons pas son visage mais son orange tomber et parcourir le sang de sa bienfaitrice, deuxième don, celui de son sang, comme dernière manifestation de vie laissée en héritage à l’enfant. Le dernier mot du film est à la vie, à l’avenir. L’intensité du désir de vivre est aussi dans cette flaque de sang contemplée par un enfant que nous voyons de dos face à la maison dans le dernier plan du film. L’acharnement à refuser la réduction de son foyer à un numéro devient acte de résistance, une réaffirmation du droit de la vie sur la mort, un refus d’être quadrillée, contrôlée, réduite à une adresse.
Paru dans le quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille, 2013.