dimanche 24 septembre 2017

"Fais soin de toi" ou de la subversion du désir amoureux


Des corps, des visages dans les rues d’Alger (?), une musique entraînante à la fois joyeuse et mélancolique accompagnant les premiers plans, mouvements de caméra suivant les pas dansants dans l’espace public, c’est ainsi que se fait le lancement de Fais soin de toi de Mohamed-Lakhdar Tati. L’idée de quête du sens ou du déchiffrement des signes est annoncée par cette première déambulation assez lente et émouvante dans son attention. Elle se confirmera tout au long du film par les différents voyages en train, en voiture ou d’une personne à une autre sous forme de marche lors des moments les plus intenses et ce avec le même questionnement quel que soit le point de la carte : pourquoi est-il de plus en plus difficile d’aimer ?
Le film est une sorte de réponse à l’incompréhension de la mère vis-à-vis du célibat de son fils, le réalisateur.  Il n’y aurait pas eu cette sollicitation, nous n’aurions pas eu de film. Nous voyons l’échange entre mère et fils dès les premières séquences et comprenons d’où vient le désir de faire ce documentaire sur le sentiment amoureux en Algérie. Nous sommes face à un cinéma à la première personne, tout bon film l’est mais celui-ci l’affiche et en fait le principe même de l’œuvre, son origine et ce à quoi il est destiné : Soi comme soin du mal dit à moitié, Soi comme moment subversif et comme possibilité de refonder le politique en tant que liberté des individus et non en tant que domination des uns et des autres : parler d’amour, être face à celui ou à celle qu’on aime c’est comme « être face au président de la république » nous dit l’hilarant petit frère, c’est aussi parler de l’expérience de cette femme noire dont la beauté du regard traverse le paysage rouge aride se demandant si  l’amour existe vraiment, renvoyant à Tati sa question.
S’établit ainsi une sorte de cartographie très subjective de l’amour, à l’image de ce petit insecte que nous voyons errer sur une carte au gré de ses sens, au gré de son corps animal ; car il a fallu au moment du montage choisir des témoignages, les réduire ou pas et en laisser d’autres, voire prendre dans ce qui a été recueilli, avec le regard et l’écoute de celui qui est profondément habité par ce questionnement, ce que le voyage cinématographique a permis de comprendre, de prendre avec soi, de toucher, d’en constater la complexité et la teneur bien loin de l’image initiale.
Des fragments d’un corps désiré, halluciné, fantasmé traversent le film ponctuant la parole comme le font les plans sur la fourmi, l’abeille, la toile d’araignée, les paysages,  les plantes, les rochers, le ciel, la terre rouge, minéral, végétal, animal que le propre corps du cinéaste finit par rejoindre en ce plan final montrant son bras de très près, sa main, lui-même devenu carte de l’amour sur laquelle circule une fourmi résonnant avec le premier plan du film : circulation d’une fourmi sur la tige d’une plante.
N’a-t-il pas trouvé le chemin de ce qu’il cherche, trouvé ou flairé sa possibilité ? Au terme du film, nous avons l’impression que tout cela est déjà semé dés le début grâce à un montage subtilement poétique. Que seraient ces dévoilements non sans épaisseur et complexité que le film apporte à son initiateur et nous donne ? Le montage est éloquent, pas en tant que rhétorique mais en tant que poétique ; il interroge aussi bien l’humain que ce qui le dépasse, le vivant. Cette interrogation sur l’amour en Algérie s’inscrit dans une dimension autre que celle des frontières géographiques (la carte sur laquelle circule l’insecte est bien confuse) : une interrogation connectée de la manière la plus poétique à la démarche de l’univers, à ce que notre être au monde nous révèle souvent à notre insu, d’où les différentes contradictions dans les propos recueillis, paradoxe dans les mots mêmes ou parfois grand écart entre le discours et le corps. « Il y a ». Il y a quelque chose qui déborde la loi de la parole sociale et qui n’est plus possible à contenir, un très beau plan montrant des vagues immenses et violentes débordant la plage et des rochers artificiels jetés ici et là pour bloquer le flux sans y arriver dessine bien ce décalage entre le dit et le dire des regards. Au cours du film, nous sommes souvent ramenés aux sensations premières, celle de l’enfance (de l’humanité), celle de l’étrangeté du monde, de notre être au monde sans médiations réductrices. Ceci est évidemment angoissant, angoisse de l’Homme sans figures réduisant le monde à du balisé, nous enfermant dans des systèmes, nous condamnant à de la répétition sans différence, mais le film nous y invite à cette belle étrangeté du monde ramenant le silence nous éloignant des discours saturés de lois. Qu’est-ce qui s’y prête le mieux que le langage cinématographique, attentif à l’espace, aux ombres, aux langages muets des corps plus qu’à celui, encombré, de la parole ? Il y a dans le titre même « Fais soin de toi » et non « Prends soin de toi » (reprise d’un texto envoyé par une copine à son ami) une adresse et une interpellation quasi politique à sortir du langage de la loi vers l’écart du langage poétique et l’invention d’un langage amoureux à la mesure du vivant, un langage qui permet la rencontre avec l’altérité pour une rencontre avec soi, nous pouvons y lire ce que De Certeau appelle  « la poésie de l’homme ordinaire » comme stratégie de détournement des lois et des cohérences abusives. Fais soin de toi mise sur la poésie considérée comme notre seul et dernier recours pour reprendre contact avec le vivant, l’organique, le viscéral… Quoi de plus révolutionnaire qu’un corps amoureux, quoi de plus subversif que l’énergie de l’amour dans son aptitude à nous rendre on ne peut plus présent à nous-mêmes ?


Fais soin de toi de Mohamed-Lakhdar Tati, vu en avant-première aux Rencontres Cinématographiques de Béjaia (du 9 au 15 septembre 2017)