dimanche 6 septembre 2015

Ombres et lueurs dans Lmuja de Omar Belkacemi

Lmuja de Omar Belkacemi est une aventure du clair-obscur dans tous les sens du terme. Ses personnages sont d’abord des ombres, ombres d’eux-mêmes. Le ton est donné dès le prologue dans toute sa complexité au cours de ce lent plan fixe qui creuse dans le temps et imprime sur les murs des traces d’ombres et de lueurs. Tout prend l’allure d’un drame, d’une tragédie mais à bien y regarder, il y a une autre histoire que la lumière du film conte en amont.
Ombre est d’abord Mokrane qui suite à la fermeture des usines pendant la décennie noire perd son travail et ne trouve plus de quoi nourrir sa famille. Le mot « fantoche » est prononcé dans le témoignage du gardien d’une société dévastée. Il est interviewé par Redouane venant d’ailleurs enquêter sur une crise économique laissée longtemps hors-champ. La mise en avant du terrorisme sanguinaire immédiat a mis de côté ses répercussions économiques et existentielles désastreuses sur des familles qui en souffrent jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à l’ère des nouvelles révolutions. Le journaliste séjourne chez sa sœur, femme de Mokrane, mort-vivant, ombre sans souffle, sans espoir qui tantôt se met à vendre ses vêtements tantôt rôde dans les rues de Bejaia du matin au soir jusqu’au soir de sa fin sous les yeux de son enfant. L’ombre, c’est aussi le libéralisme économique qui pèse par son omniprésence à travers ce lent et long travelling sur les conteneurs du port où la caméra finit par trébucher sur un paquet de Marlboro surement pas par hasard. Plan subjectif, regard lucide de Redouane menant son enquête. Mais détrompez-vous, l’ombre, tenue à distance, imprègne progressivement le journaliste à l’œil observateur dont le regard clairvoyant est nuancé voire assombri par un ami à la sortie du bar lui reprochant de mal voir quand ce dernier conseille d’occuper l’espace public au lieu d’enfermer le politique dans les bars. Lumière borgne, regard partiel, pour bien voir il faut être sur place en Algérie. Ceux qui sont sur place ne sont guère épargnés. Ils se perdent dans le discours au moment de l’urgence de l’action. Tout en nuances, le point de vue sur la victime n’est également pas dénué de clair-obscur. Sans ressources, Mokrane refuse au nom du conservatisme social que sa femme travaille. C’est sans doute la seule à être positive, nous la voyons constamment active, occupée à la maison, ne cédant pas à la déprime, tentant de rassurer son époux au moment de l’insomnie, rappelant que la dignité, c’est le travail.
La force du point de vue qu’offre Lmuja est dans sa subtilité et dans son côté insaisissable. Le nœud se serre, se complique entre crise économique, traditionalisme et mauvaise foi du marché économique. La séquence du bar le condense bien. On ne sait où se situe le cinéaste sinon dans ces interstices entre ombres et lumières, dans la lueur de l’espoir comme appel. Il ne fait que montrer le nœud, « mettre en lueurs » comme en poésie, montrer, laisser le propos se cristalliser en langage lumineux ; Jean Cocteau le disait bien, au cinéma l’encre c’est la lumière.
 Tragique en apparence, Lmuja, donne matière à espérer. En contre-champ de tout ce que nous venons de décrire, il y a la conscience politique, le débat dans le bar aux murs rouges où l’on écoute Matoub Lounes, la présence de l’enfant et sa joie pour le cartable et bien sûr le travail au niveau de la lumière. La première séquence dont nous avons parlé n’est pas complètement sombre, on voit des ombres mais ils sont éclairés par une lueur. Le plan est coupé en deux comme qui dirait que le verre est à moitié plein. En écho à cette lueur, il y a aussi cette voiture borgne à un seul phare qui passe deux fois dans le film, effet du hasard dit le cinéaste, magie du cinéma, effet du film vrai qui génère naturellement son propre sens. Il n’y a pas d’ombre sans lumière et le film nous mène progressivement du clair-obscur vers une déflagration finale de lumière immaculée coïncidant néanmoins avec le suicide du père. Il n’est pas anodin qu’elle s’allie au cri de l’enfant. Ainsi, de l’ombre nous passons à une lumière intense dans sa violence, elle n’en est pas moins lumière, cri de l’enfance, de ses possibilités, ouverture de l’avenir à force de douleur ou  page blanche à écrire…


 Film programmé en avant-première aux 13èmes Rencontres Cinématographiques de Bejaia le 11 septembre 2015 à 18h.

mercredi 14 janvier 2015

Des fantômes de la voix à la voie de l’image dans The unbearable presence of Asmahan de Azza El-Hassan


 


Asmahan est avant tout une voix, une voix marquée par l'outre-tombe, y compris de son vivant, voix dont seuls les mélancoliques ressentent l’empreinte, un peu comme celle de Quignard ou de Duras en littérature. Fascination, arrêt du temps, la voix d'Asmahan partage ces attributs avec le cinéma, portions de temps (conservées à tout jamais dans la boîte) devant lesquelles nous ne pouvons décrocher notre regard, du moins quand la magie opère. Rapprocher Asmahan du cinéma semble ainsi presque naturel et ce, en-deçà du fait qu'elle-même ait été actrice et indépendamment  du parcours romanesque de sa propre vie qui se prête à la modulation cinématographique. Avec le cinéma, elle partage avant tout l'être fantomatique de sa voix fascinante.
 
Quels liens possibles entre Asmahan, être mélancolique, et les espaces parcourus par la caméra de Azza El-Hassan ? Une voix off tisse un voyage entre l’Egypte, Vienne et le Liban d’aujourd’hui en poursuivant la figure et l’histoire mystérieuse de la chanteuse. Elle s’adresse, comme dans une lettre ouverte, à la défunte, pour lui parler de la survivance de sa voix mais surtout des mutations du monde d’aujourd’hui. En effet, le film est marquant de par sa démarche, révélatrice d’un changement dans la manière de concevoir ce genre de documentaires retraçant, comme dans les monographies, le parcours d’une vie. Ici, le genre semble simple prétexte. La caméra braque son objectif sur le temps présent et ne fait que reprendre quelques plans des archives pour les confronter à notre regard.
Au Caire, là où la chanteuse druze connut le succès, avant d’arriver au studio en ruines où se produisaient ses films, nous passons par le Nil imperturbable puis par les tags de la révolution égyptienne. La voix off tire vers le passé alors que l’image ancre le regard du spectateur dans l’Egypte actuelle. Le mélange entre les archives en noir et blanc et les plans sur les rues d’aujourd’hui se fait de manière avertie. Comme si, du fond de son passé, Asmahan regardait les tags : nous voyons un plan en noir et blanc, où la diva promène son regard, raccordé aux plans suivants représentant les tags en couleurs comme s’il s’agissait du point de vue subjectif de la chanteuse : Orphée ne regarde plus en arrière, c’est Eurydice qui semble poser son regard sur lui, il n’y a donc plus risques de figement ; ce que la mise en scène et le montage esquissent ainsi sera proféré vers la fin du film par la jeune chanteuse Dina El Wedidi qui affirme que la révolution politique lui a fait faire sa propre révolution sur Asmahan, qu’elle aimerait créer du nouveau à partir de son présent. En effet, nous ne voyons à aucun moment Asmahan prendre la parole, on écoute ses mélodies mais pas ses mots. Évanescente, sa présence-absence n’obstrue pas la voix des jeunes chanteuses égyptiennes. Avant même de nous raconter l’histoire tragique de l’une de ses fans, Dina ne peut s’empêcher de partir de son présent : « Pourquoi ne puis-je plus parcourir les rues du Caire avec autant de liberté que pouvait le faire Asmahan dans les années quarante ? » Nous entendons cette plainte au moment où nous voyons la jeune femme marcher. Au cours de ce travelling, sa voix ne cesse d’exprimer le malaise et l’étouffement ressentis dans cet espace qu’elle n’arrive plus à s’approprier, là où elle se sent étrangère chez elle. Au même moment le travelling capte le regard malveillant d’un gosse sur la jeune chanteuse qui passe comme pour confirmer ses propos. Comment replacer les tags du début du film, ceux qu’Asmahan semblait regarder, par rapport à ce témoignage ? Est-ce une invitation à constater un paradoxe, celui d’une révolution des jeunes qui n’a pas suffit à espacer l’horizon de cette jeune chanteuse, laquelle continue à être agressée du regard ? Révolution mentale appelée sans être dite et dont l’absence se creuse au moment où se fait le passage à la séquence de Vienne, grâce à un montage très significatif. C’est la voix d’une autre jeune chanteuse égyptienne, Chirine Mohamed, fredonnant la mélodie la plus célèbre d’Asmahan, hymne célébrant Vienne pour sa beauté, sa musique, sa liberté, qui nous mène vers la ville européenne. Son souffle traverse d’abord les immeubles et les rues du Caire pour ouvrir sur Vienne dans une séquence de danse en plein espace public où des corps d’hommes et de femmes s’épanouissent sans entraves, bercés par la musique. Voilà ce que la voix de ces jeunes égyptiennes appellerait…
Asmahan est donc sollicitée pour prendre conscience du décalage et non pour être célébrée. L’une des séquences clés où l’on comprend mieux la démarche est celle du « Studio Masr », là où se faisaient les films dans lesquelles la chanteuse jouait. En ruines depuis sa nationalisation, il incarne l’état du cinéma égyptien aujourd’hui d’après ce que dit le critique  qui nous fait visiter les lieux, tout en développant une réflexion sur l’importance de cet espace public pour les Egyptiens à l’époque et sa désuétude significative actuellement.
A Vienne aussi, alors qu’elle est censée être à  la recherche de ce que fut l’histoire d’Asmahan, la caméra est comme détournée de son objectif initial. Ce sont des corps et des voix présents qui prennent le dessus, comme ceux des réfugiés. L’une des femmes dit avec beaucoup d’émotion son désaccord avec la célèbre chanson « Layali El Ons » qui chante le bonheur intense des nuits passées à Vienne : « Moi, je n’ai pas vécu ces nuits inoubliables à Vienne, si Asmahan avait ressenti ce que j’ai enduré ici, elle n’aurait pas chanté ainsi. ».  Encore une opposition où le présent revendique ses droits sur le passé, où le subterfuge du documentaire classique sur une célébrité devient prétexte et donne la parole aux corps vivants. Asmahan, dont la présence fantomatique voudrait hanter le documentaire, libère la voix du présent. Sa présence-absence à travers les restes du « Studio Masr » ou les ruines du casino libanais attire l’attention sur l’être fantomatique de l’image et sur la capacité de l’espace à faire mémoire – mais la parole est donnée aux jeunes d’aujourd’hui avec leurs espoirs, leurs aspirations, leurs désespoirs, leurs tentatives de vivre et de chanter la vie. C’est le parti-pris du film. Commençant par une magnifique chanson de la diva, venant de son passé lointain, il se termine sur la voix résonnante de Dina El Widedi. Le plan d’avant en noir et blanc coupe brutalement pour ouvrir la voie et nous ramener vers sa silhouette.
Alors pourquoi ce détour par Asmahan pour  parler des jeunes aujourd’hui ? La chanson de la fin semble nous le dire, désir de ne plus tourner en rond et de regarder devant soi. Asmahan au destin tragique et mystérieux, figure brouillée, comme l’eau trouble sur laquelle insiste la caméra au moment de raconter sa noyade - figure tragique à la voix mélancolique au sens romantique du terme - sied au malaise de la jeunesse d’aujourd’hui marquée par la lassitude et l’attente de l’actualisation de ce que les révolutions ont annoncé, une jeunesse qui ne demande qu’à faire entendre sa voix au présent. Le danger de la mélancolie qui guette semble dépassé dans la dernière séquence du film où nous voyons la même chanteuse en mal d’être chanter avec une énergie et une détermination martelant de tout son corps l’air de la scène, de quoi exorciser les fantômes du passé et ne maintenir que l’art de chanter dans son éternelle beauté. Partie à la recherche de la figure d’Asmahan, ce sont les figures marquantes du présent que la caméra retient. Dans ce face à face entre archives et images naissantes se fraye bien une voie vers le futur.

 
Documentaire vu aux JCC 2014