lundi 19 mai 2014

Le cri du silence dans L’Armée du salut de Abdallah Taia

L’armée du salut est un premier long-métrage inspiré d’un roman écrit par le réalisateur lui-même où se fait le procès énigmatique de toute une société à qui il donne à la fois le rôle de victime et de bourreau. C’est l’histoire d’une violence assourdissante qui traverse une ville, une famille, un enfant qui subit en silence toutes sortes de violences. Silencieux, ne sachant pas où se mettre, assoiffé de tendresse, son incapacité à crier est à la mesure du mal ressenti, à la mesure de l’enfance brisée. Cela est reconduit par la rareté du dialogue au sein de la première partie du film ainsi que par l’ architecture labyrinthique dans laquelle se meut l’enfant comme écrasé par un espace qui annihile son être et où la violence semble incrustée dans tous les recoins tels qu’il les perçoit, violence qui peut surgir à tout moment, menaçante et omniprésente au point d’être intégrée comme une fatalité, pas un cri quand il se fait violer. Il se réfugie dans l’amour obsessionnel d’un grand frère magnifié, désiré et épié dans ses moindres gestes mais auprès de qui il ne se plaint jamais. Autour de lui une famille nombreuse où l’on ne se connait pas vraiment et pour qui la violence est une habitude. La mère battue arrive à crier ses maux mais Abdallah qui se fait violer subit la violence sans mot dire, un cri ne suffirait pas. Nous le voyons arpenter les ruelles de sa ville pour emmener le pain de la famille au four, se faire violer au passage en silence, subir les caresses du vendeur de fruits au marché qui lui offre une pastèque en échange, celle qu’il utilisera pour se rapprocher de son père, non moins malheureux. Il a beau battre sa femme, nous sentons une souffrance en sourdine qui a du mal à s’exprimer. L’ayant vu défendre le droit de jouir d’une chanson de Abdelhalim le week-end, raillé par une femme qui semble condamner la sensibilité du chanteur en le considérant comme trop mièvre, on s’étonne qu’il puisse être capable d’une telle violence. Le silence pèse sur Abdallah, personne autour n’a pu déchiffrer son poids, sa détresse acceptée comme une fatalité au sein d’une famille trop éclatée pour pouvoir l’envisager et le protéger. Il retrouvera un peu de réconfort dans les bras des  amants choisis. Il y a un rapport fantasmé quasi incestueux avec le frère comme pour s'empêcher de vivre un véritable amour. Il lui fera aimer la langue française au cours d’une excursion à la mer même si le personnage s’y refuse au départ, s’obstinant à la rejeter. Une fois adulte, Abdallah y plongera en s’amourachant d’un homme suisse qu’il finit par quitter pour parvenir à se libérer de tout, y compris du joug de la dépendance amoureuse. La deuxième partie du film suivant Abdallah adulte en Suisse pour poursuivre ses études, mais surtout pour échapper à la violence, survient vers la fin sans trop s’attarder. Nous y décelons un regain de soi, nous y décelons aussi la trace du passé, chanson de Abdelhalim qui revient pour plonger le personnage dans l’inquiétude mais le regard vif, déterminé semble dire : j’ai quitté la violence, j’emporte avec moi le Maroc, je suis marocain, je suis homosexuel, je suis vivant. On peut reprocher au film d’être trop dans le témoignage direct et pas assez dans le détour mais il est des violences subies qui n’acceptent pas le détour, qui doivent être dites aussi franchement pour sortir du mal assourdissant devenu possible car trop longtemps tu par toute une société qui au lieu de le condamner, le dénie, mal sous-jacent qu’il faut faire rejaillir clairement haut et fort. Le cinéma est aussi là pour témoigner.
Paru dans Le Quotidien des Rencontres Internationales des Cinémas arabes, Marseille 2014.

dimanche 18 mai 2014

Le parcours du souffle dans Raggs and Tatters de Ahmad Abdalla


« Farsh ou Ghata » semble être à la marge des événements de la révolution de janvier 2011, mais être à la marge n’est pas être en dehors. La force du film réside en effet dans ce parti pris de la bonne distance et du clair-obscur. Le cinéaste ne s’intéresse pas au centre de l’Evénement – les manifestations de Place Tahrir dont on ne verra que la fumée perçue au loin – mais pointe sa caméra sur divers milieux peu visibles de la société égyptienne : le monde des chanteurs dans les mosquées (« El mounchidoun »), les Coptes, la cité des poubelles…
La fiction part d’un fait particulier, présenté comme incompréhensible : l’ouverture des prisons au moment où les institutions de l’Etat s’effondrent et où le peuple, livré à lui-même, se retrouve dans une sorte d’ « état d’exception ». Il n’est d’ailleurs pas anodin que le film prenne sa source dans des images réelles émanant d’un portable, caméra aussi mouvementée et nerveuse que la réalité qu’elle capte sur le vif de l’action. Cette caméra-témoin précède celle du cinéaste. La fiction y prend origine. Ce qu’elle nous offre par la suite est justement plus de l’ordre de la trace de l’événement que de sa lisibilité.
L’obscurité première d’où ne ressort que le souffle exténué de la fuite sera maintenue dans la manière de filmer le parcours de l’évadé anonyme. Le jeune homme à qui le portable est confié part vers la ville en promettant à son compagnon blessé de revenir. On le suit dans ses retrouvailles quasi muettes avec la famille, une accolade chaleureuse avec sa mère suffit, ils se parlent à peine et quand il y a du dialogue, on n’entend rien que des chuchotements. La télé continue son discours sur l’évolution des événements, elle n’est couverte que par les pleurs d’un bébé comme pour suggérer un avenir naissant. La caméra, souvent en plan général, ne prétend pas percer le mystère de ce qui se passe. Elle est aussi ébahie que les personnages. Il y a comme un refus de la transparence.

Que reste-t-il quand il n’y a plus de lois ? Que reste-t-il à part des visages sidérés, l’espace imposant son étrangeté ? Il reste la voix, le chant, la musique, le souffle de la vie. A travers le point de vue du personnage, nous découvrons, en son et en image, une autre Egypte. Envahi par le discours médiatique, l’évadé ne finira par adhérer aux mouvements de l’Histoire qu’après de multiples rencontres amicales qui l’inscrivent dans le présent, aidé en cela par l’éveil de ses sens, d’abord dans la mosquée en écoutant la voix sublime d’un chanteur dont le souffle incantatoire atteint en profondeur son comportement : il commence à aider le médecin sur place, à réparer les lampes à néon de la mosquée transformée en service d’urgence. Exclu par un membre du comité de protection des quartiers, il fuit avec Zine du côté des cimetières où la tradition du chant religieux est ancrée. Il y esquisse son premier sourire, encore sous l’effet du souffle d’un chanteur, son regard s’intensifie au moment d’un échange furtif avec une jeune fille. Ce regain de vie le ramène à son compagnon, finalement mort. A l’occasion des obsèques, il découvre la communauté copte et la cité des poubelles, fiction et documentaire s’entremêlent, la voix est donnée à ceux qui, d’habitude, ont très peu de visibilité. Au moment de remettre la vidéo aux médias, comme geste ultime de son adhésion à la cause révolutionnaire au nom de l’engagement individuel, cette fidélité à la mémoire d’un homme qu’il a rencontré, le pousse au cœur de l’événement. Voyant en direct les violences dans le quartier copte, il y retourne en courant jusqu’à l’essoufflement comme au début. Il s’y engage jusqu’au dernier souffle, non plus le souffle de la frayeur, mais celui de l’amitié entre Égyptiens de tout bords.

Paru dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille 2014.

mercredi 14 mai 2014

Profanations dans Mille mois de Faouzi Bensaidi

Revoir Mille mois après les révolutions arabes et cette chaise omnipotente que Mehdi trimballe d’un endroit à un autre, lui l’enfant d’un opposant incarcéré, fait résonner encore plus fort l’acuité de cette mise en dérision du pouvoir qu’il soit politique ou religieux. Le film nous plonge au sein de la société marocaine aux cours des années 80 dans un village pauvre aux paysages arides. Le héros politique reste hors-champ pour laisser place aux maux qui rongent les siens. Des sujets sociaux sérieux sont abordés de manière légère, à la limite du loufoque, à travers une panoplie de points de vue. D’autres histoires se forgent à la marge de celle de l’enfant et de sa famille : celle de Malika, adolescente révoltée qui ne cache pas sa volonté de transgression, celle du fou du village enragé de terre et d’eau, celle de Saadiya qui choisit l’argent au détriment de l’amour, celle des prostituées... Les situations dramatiques tournent au caricatural : des visages aux aguets au sommet d’une montagne, pour découvrir qu’ils ne guettent que le début du mois de Ramadan ; une poule qui s’obstine à déranger le grand-père au moment de sa prière, la Nuit Sacrée qui tourne au chaos… On retrouve en germe le côté disjoncté de What a wonderful world ainsi que l’humour des personnages tragiques de Mort à vendre. On rit beaucoup mais il y a aussi des moments où l’on observe sérieusement, sans pathos, telle la séquence de la prison où la mère demande à être traitée en citoyenne, ce qui lui vaut une arrestation dont on ne verra rien, ellipse de l’agression qui nous fait imaginer le pire. Respiration, le plan suivant offre un paysage à contempler. En effet, le mélange de tons, marque des films de Bensaidi, permet ici d’aborder des questions cruciales sans tomber dans le pamphlet social. Le politique passe subtilement dans l’intention bien affichée de détourner le sacré de sa fonction première et de désamorcer le potentiel de sérieux qui le fonde. Le regard, bien que noir, décrivant des individus sous le joug de la pauvreté et de l’injustice, laisse passer des petites revanches qui augurent d’une remise en question du pouvoir comme la petite vengeance des élèves plaçant un clou sur la chaise de l’instituteur qu’ils ne sacralisent guère malgré le précepte religieux répété avant chaque cours : « Et l’instituteur faillit devenir prophète ». L’épisode se retourne contre eux et enlise Mehdi dans le rôle de bourreau malgré lui. Cette oscillation d’une revanche qui finit par être rattrapée par des schèmes de pouvoir trop ancrés pour être capable de s’en libérer facilement se répète dans d’autres situations. Nous la retrouvons dans les ruses qui tentent de défier  une  société machiste : Saadiya, analphabète, à qui l’enfant lit les lettres d’amour envoyées par son instituteur, arrive à avoir des rendez-vous nocturnes avec un autre amant sur la terrasse de la maison familiale. Petite revanche sur l’oppression de l’individu par les codes sociaux vite abandonnée en choisissant d’épouser un riche représentant du pouvoir dont le portrait nous rappelle allègrement les personnages décalés de Kusturika.  Ces personnages « humains trop humains » ne sont pas doux les uns avec les autres, mais nous arrivons à les aimer. Le regard du cinéaste émeut par une perspicacité qui reste toujours tendre. Le point de vue est certes désabusé, néanmoins ces esquisses individuelles d’un désir qui finit toujours par être rattrapé par le social disent bien un socle lézardé. Les chaises qui ont servi au mariage finissent par brûler, plans jubilatoires, sans doute fantasmagoriques, mais surtout pouvoir du cinéma de Bensaidi où les instances oppressantes sont pointées sans héroïsme grâce à la magie d’une signature cinématographique aigre-douce.

Paru dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille 2014.

mardi 13 mai 2014

Light horizon, un peu de bruits pour la vie

Un film, un  plan, light horizon réussit à capter notre attention, plus, à nous emporter dans son univers et à nous émouvoir en moins de huit minutes. Un film très sobre, une seule prise de vue qui nous renvoie  à l’origine du cinéma, cinéma quasi muet, d’autant plus expressif  et poétique qu’il est exempt de mots. Néanmoins la touche moderne du bruitage y introduit, intact, le « bruissement »  du monde : eau, sifflement du vent, gazouillement,  ainsi que  le bruit d’un balai primordial que l’on entend avant l’avènement du plan, rumeurs de la nature et rumeurs de l’Homme  s’entremêlent dans le mouvement des rideaux exposés aux vents…
Comme le plan est fixe, c’est le regard du spectateur qui est en mouvement. Le regard ne peut s’empêcher d’inspecter le champ à la loupe. Des murs troués de balles, gravés de prénoms, messages d'amour et de haine, traces du passé venant se superposer à l’instant présent offert. De ce voyage dans le temps (ici, pas besoin de travelling), on se repose en regardant au loin l'horizon de la « fenêtre-tableau », et puis retour du regard vers cette femme qui essaie d'assainir et d'embellir cet espace en ruines.
Une femme tout habillée de noir, comme endeuillée, s’acharne à frotter le sol, pour rendre l’endroit plus habitable. Elle le fait pendant six minutes, la durée  du plan se fait sentir, son épaisseur aussi. Une fois le sol lavé, elle installe une belle table couverte de blanc, une petite fontaine, une chaise ; des gestes simples. Elle ouvre les rideaux blancs de la fenêtre qui laisse entrevoir l’horizon comme par intermittence, qui font sa silhouette être, disparaitre, être \ disparaître… dans et hors champs.
La chambre en ruine évolue progressivement vers la vie, littéralement entrevue à travers le flottement, l’entrebâillement des rideaux blancs libérés par la femme en noir, oui, la résistance de la vie est à la mesure de l’acharnement avec lequel le sol est frotté, à la mesure de ce  geste quotidien. De tout cela se dégage un sentiment de vie qui subsiste, que rien n’évince.  Capté par une poésie singulière, par une dimension ontologique, le spectateur ne s’en détachera pas vers la fin, après l’ancrage de ce lieu dans la cartographie du monde.
Tous les ingrédients du cinéma sont là : cadrage, surcadrage, ombre et lumière, profondeur de l’image, l’écran, les écrans, la femme en spectatrice de l’horizon, matérialisent sous nos regards, très subtilement, sans trop de bruits, l’universel hymne à la vie, celle qui finit toujours par émerger des ruines comme cet Horizon léger qui s’impose au spectateur. Vous n’en finirez jamais avec l’épaisseur de ce plan, de ce film de Randa Maddah !

Paru dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille 2014.


lundi 12 mai 2014

L’insularité des êtres dans The last Friday de Yahya Al Abdallah


The last Friday configure le défaut d’être ensemble, la difficulté de trouver un langage commun qui puisse lier les hommes. Le film s’ouvre sur un personnage qui constate la coupure du courant électrique. Il touche sa plaque chauffante mais ne ressent rien, appuie sur l’interrupteur en vain. Ce courant qui ne passe plus encode l’univers du film, fait essentiellement de déconnexions entre les êtres, de ruptures entre les hommes et leur espace. Avant le générique, un plan introductif nous montre un personnage dans un lieu isolé. Sa position dans le cadre en dit long sur son rapport au monde : complètement décentré, rejeté dans un coin, écrasé par un espace dont on sent le côté pesant à la durée du plan fixe. Nous comprenons plus tard qu’il s’agit de Youssef, personnage principal du film ayant perdu sa fortune et sa famille à cause du jeu et s’apprêtant à se faire opérer après avoir trouvé difficilement l’argent qu’il faut. Nous le voyons ainsi errer entre son patron, ses amis et enfin son ex-femme avec laquelle il a un fils qui, lui aussi, a du mal à dire son désarroi. Les faits se passent en Jordanie dans la ville d’Amman : un espace qui semble hostile ou du moins trop étrange pour que les personnages puissent y adhérer. Les plans de Youssef sur la terrasse sont sans profondeur de champ, derrière lui s’étend toute la ville mais il parait comme collé à cette image, comme rajouté au décor sans en faire partie. L’image plate semble rejeter ou expulser l’homme de son fond.
D’abord une crise de communiquer entre les hommes, même les plus proches : Youssef et son fils, Youssef et son ex-femme, Youssef et son patron Jaber qui a également du mal à communiquer avec sa future fiancée. Celle-ci préfère les échanges par SMS, que ce soit avec lui ou avec son père qu’elle refuse d’ajouter sur Facebook. Sa mère enfonce le clou en lui disant qu’il ne faut jamais dire « je t’aime » à un homme. En effet, le film est parsemé de couples qui se défont ou qui ont du mal à se faire. Les querelles amoureuses n’ont pas lieu face à face mais à coups de texto, les ruptures aussi se font à distance dans un taxi par exemple, sous le regard voyeur de Youssef emmenant une voisine avec laquelle il finira par avoir une aventure fade. Même les rencontres éphémères perdent de leur charme. Le lendemain de leur nuit passée ensemble, demeurant significativement hors champ, Youssef préfère recourir à un porno qu’il interrompt au moment de l’appel à la prière.
 Seuls le bruit arbitraire du monde (sons d’un avion, des voitures, de la rue…), le discours télévisé ou l’appel à la prière meublent la bande son lors des premiers plans où la caméra ne bouge pas, installant le spectateur dans une durée monotone qui l’oblige à faire attention aux moindres détails. Le bruit de la ville est contaminé par celui des medias qu’on entend parasiter la vie : dans l’immeuble où vit Youssef, chez l’épicier, dans le taxi, dans l’appartement au moment où père et fils s’apprêtent à dîner... Nous entendons partout la voix d’El Jazira sans voir les images, peu importe,  son effet hypnotique est là. Néanmoins, au début, le personnage étant seul, l’absence de parole n’est pas reçue comme une bizarrerie. Le silence du personnage est plus éloquent que la pseudo-communication par SMS où le corps et la voix de l’autre restent hors champ, hors portée de soi. SMS est d’ailleurs le titre de l’un des court-métrages du cinéaste où il décrit l’invasion de l’intime par ces nouvelles technologies réifiant nos liens les plus personnels y compris ceux de la communion amoureuse. SMS, Facebook, téléphone, chaines télévisés, que de moyens technologiques perfectionnés au détriment d’un véritable échange. Imed, fils de Youssef ne sait même pas lire. Ses bégaiements sont ceux de tous les personnages pour qui l’autre et le monde présentent un problème de lisibilité. L’angoisse du vide est bien exprimée par la domination du bruit inarticulé du monde.
 Par ailleurs, le choix du vendredi, jour censé réunir la communauté musulmane, n’est pas anodin. The last Friday sonne comme l’aveu d’un hiatus empêchant le partage du commun qui pourrait trouver ses origines dans la faille du politique. Ceci nous est suggéré par une séquence clé, celle de l’hôpital où Youssef doit se faire opérer : le discours de Moubarak tentant de convaincre les jeunes de sa souveraineté incrimine des instances étrangères voulant semer le chaos. Déni de la crise de l’autorité interrompu net par le geste de Youssef qui éteint la télé.

Les moyens cinématographiques pour dire cette crise du sens et du partage sont : bruitage, corps jetés dans l’espace, pénurie en vrais dialogues on ne peut plus expressive de la solitude profonde de l’homme du 21ème siècle qui, à part se débattre dans les mots idéologisés, ne sait plus établir de liens authentiques. Une belle leçon de cinéma qui pointe le mal du siècle : des mots et des images vides et un désir de partage de moins en moins pourchassé. Le dernier plan fait écho au tout premier, nous voyons Youssef après l’opération se promener entre des tombes ou des ruines dans ce même paysage du début ; dernière séquence où on ne peut s’empêcher de nous demander si c’est lui en chair et en os ou bien son fantôme. Morts ou vifs ? Question centrale que pose le film sur tous ses personnages.

Paru, en version courte, dans le quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille, 2013.

dimanche 11 mai 2014

La part obscure de la transmission dans La carapace de mon père de Pary El Kalkali


Le film s’ouvre sur une avalanche de questions en voix off : que fait-on des histoires qu’on nous raconte ? Comment les recevons-nous ? Qu’en gardons-nous… D’autres interrogations semblent comme répondre à celles-ci mais dans un face à face entre père et fille : laquelle de mes histoires dois-je raconter ? Celle de l’homme, celle de l’étudiant, celle du réfugié palestinien… ? Sur un ton à la limite de la colère, le père donne l’impression qu’on est en train de lui soutirer son histoire, celle qui a le plus compté, celle dans laquelle il est difficile de replonger. Quand la narratrice (sa fille) avait douze ans, il décide de quitter sa vie à Berlin pour s’installer en Palestine, à Kalkilia, son village natal.
Curieux le lieu où commence cette discussion qui frôle la dispute. Il s’agit du sous-sol d’une maison familiale, là où Moussa, le père, décide de s’installer après un retour contraint à Berlin. Le coin d’une chambre à peine éclairée par une ampoule, lumière tamisée, les deux personnages finissent par s’y asseoir à même le sol pour que le récit s’engage avec plus ou moins de tensions. La lumière, le dépouillement de l’espace, l’insistance de Pary à avoir des réponses nous font penser au contexte de l’interrogatoire. Le père se sent comme harcelé, mais finit par adhérer à la requête de sa fille. Par moments, l’intensité de l’échange est telle que les deux corps, dans le même plan, atteignent une harmonie maximale et là, bien qu’ils se chamaillent, nous sommes plus dans l’espace intime de confidences douloureuses où circulent beaucoup d’amour et de culpabilité.  La lumière où baignent ces plans ne permet pas vraiment de lire les visages comme pour suggérer que dans la transmission d’une telle histoire, on ne peut saisir que du clair-obscur. Seule une part infime peut passer, c’est sans doute la raison pour laquelle Moussa vit cette demande de restitution comme quelque chose de difficile. Raconter c’est réduire, surtout quand le vécu est aussi complexe.
A partir de là, le montage du film devient primordial dans la quête du sens dont il est porteur. En effet, les plans de cet espace bien particulier de la chambre du sous-sol sont éparpillés ici et là tout au long du film. Une telle histoire ne peut se raconter dans la linéarité. L’anachronie est de mise et pas n’importe laquelle, une anachronie qui ne comble pas tous les trous du récit comme pour dire qu’ il y a toujours un reste quand il s’agit de Palestine ; pas de discours larmoyant, une distance, figurée entre autres, par une séquence marquante où l’on voit des enfants jouer dans des balançoires en chantant La Palestine, la souffrance, la déportation avec détachement, comme d’autres enfants chanteraient une cantine,juste pour le plaisir de chanter ensemble.
 Le décalage entre les séquences du récit fragmenté, les plans et la narration en voix off perdent le spectateur mais c’est ainsi qu’est  restituée la complexité de l’histoire. Tout le film est fait de sorte à ce que le brouillage et la part d’ombre soient en avant de ce qu’il y a à dire. Le film vacille entre plusieurs espace-temps enchevêtrés. Tout à la fois documentaire et fiction, il est construit de manière à susciter le vertige dès lors qu’on tente de s’y retrouver. D’ abord, l’espace-temps du sous-sol avant le voyage où la réalisatrice est  narratrice en voix off en langue allemande ; puis le temps du voyage avec le père vers Kalkilia où l’on passe à l’Arabe : Pary El Kalkaly, passant par l’Egypte, voyageant vers son nom, vers son histoire et celle de la ville palestinienne d’où vient son père. Le troisième espace-temps est difficile à localiser : Moussa déambulant dans Berlin, sans doute après leur retour de Kalkilia ou peut-être avant leur face à face. Une partie du puzzle est toujours manquante pour que les morceaux de l’histoire résistent à une quelconque imbrication inévitablement réductrice. En cela Pary, la réalisatrice, a déjoué la peur légitime du père suscitée par l’angoisse de réduire son histoire et celle de tout un peuple au dire. Les images se succèdent bravant la linéarité du récit.
Reste le plus important des espaces-temps  - le plus important, du moins pour le père -  le temps qui manque : celui tranchant, de son retour à Kalkilia abandonnant famille, travail, toute une vie à Berlin pour ne plus se sentir simple visiteur dans son propre pays, pour affirmer sa citoyenneté de Palestinien à part entière, puis son expulsion qui l’oblige au retour à Berlin quelques mois après. Dans ce temps du hors-champ, temps du rêve tout aussi bien que de la césure, s’intègre également celui de son enfance et de l’arrachement de chez soi, temps relativement restitué par son témoignage ainsi que celui des membres de sa famille en Egypte sans être montré. Le temps du champ (Berlin, le voyage vers Kalkilia…) et le temps du hors-champ (l’arrachement de Kalkilia et le retour lors de ces quelques mois) se rejoignent à travers des résonances qui finissent par tisser des liens au milieu de la discordance ambiante, tel le cas du mur de Kalkilia qui fait écho au mur de Berlin et qui lie, dans l’universel, les deux vies de Moussa apparemment séparées.
Le plan de la fin, qui a été aussi l’un des tous premiers plans du film, condense bien l’histoire sans fin qu’on nous raconte dans La Carapace de mon père : la maison de Berlin, filmée de l’extérieur, le soir ; image marquante d’une demeure sans murs, sans édifices, juste quelques ouvertures, lumière dorée se dégageant de la fenêtre du dessus, porte et fenêtre d’en bas à peine éclairées, contrastées en noir et blanc. On sort du film avec cette image faite de lumières et de zones d’ombres reprenant ainsi l’histoire d’une transmission difficile dont Pay El Kalkaly fait un film bouleversant de profondeur.

 film vu en 2013 dans le cadre des Rencontres internationales des cinémas arabes à Marseille.

samedi 10 mai 2014

Résistance du vivant dans Haneen de Ossama Bawardi



Dans Haneen, si nostalgie il y a, ce n’est guère celle qui fige. Ce film quasi muet, peut se voir comme la flamme du vivant qui se bat de toutes ses forces contre l’extinction ou la récupération. On y a l’impression que Ossama Bawardi réinvente le sens du mot « Haneen », devenu lueurs intenses de vie et non plus fixation sur des événements  passés. Nous sommes face à une nostalgie, non pas tournée vers le passé mais paradoxalement orientée vers l’avenir, une nostalgie qui appelle le vivant, se confondant avec l’attente d’une éclosion de l’instant présent. Cette ouverture sur l’ « à venir » est majestueusement incarnée par le personnage principal : une femme aux aguets, d’un certain âge, très seule, au visage très habité, visage qui vous arrache le regard : à la fois rude et généreux mais jamais aride même lorsqu’il est pris de mélancolie. Une femme s’accrochant à la vie : cela est perceptible à travers des gestes comme se maquiller, écouter de la musique ou danser et se confirmera par le geste majeur du film : arracher le numéro imposé à sa demeure. Les autres personnages principaux tout aussi muets ou presque sont un enfant qui vole des oranges dans le jardin de cette même femme, une boîte aux lettres et notamment un numéro : le « 54 ».
Le film nous plonge dans un univers où les sens sont fortement sollicités : une musique très expressive, des couleurs chaudes, un côté plastique indéniable sans tomber dans une tendance esthétisante gratuite qui ne serait que pur décor. En effet, l’espace dans lequel évolue la femme est le lieu d’une tension : d’un côté les photographies  d’un mari et d’un fils absents, encadrés et déposés un peu partout ; de l’autre une atmosphère, un climat, qui laisse la part belle à la vie et à la beauté. D’emblée, le décor attire l’attention, une chaleur du foyer se fait pressentir où plantes, couleurs, broderies, objets de décorations suscitent des émotions et nous attirent nettement plus vers l’intensité du moment présent que vers la présence mortifère de l’absent, incarnée par toutes ces photos  - qui elles-mêmes, par moments, se défigent dans de longs travelling accompagnés d’une musique éminemment sensorielle. 
Ainsi perçu, le décor peut être considéré à son tour comme un personnage et joue son rôle dans l’histoire qui nous est racontée. Il est en soi agir. Alors que raconte Haneen à travers tous ses ingrédients? L’histoire d’une femme qui au réveil attend une lettre. Nous la voyons sortir, retirer la clé intimement cachée dans son sein, ouvrir sa boîte aux lettres qui s’avère vide. Puis se dirigeant vers la façade de sa maison, elle grimpe sur une chaise et arrache scrupuleusement le numéro qu’on vient d’installer sur son mur. Accomplissant cet acte une première fois, elle ne fait que se blesser. Nous la voyons nettoyer et panser sa blessure avant de se rendre compte de la présence d’un enfant tentant de cueillir une orange. Les traits de l’exaspération sur son visage se métamorphosent alors en sourire éblouissant. La première fois où elle pose son regard sur l’enfant sans qu’il ne s’en rende compte est un moment cinématographique à part, il se passe quelque chose qui dépasse tous les mots dans ce sourire qui éclaire son visage, assombri au préalable sans doute par la crainte du retour du poseur de numéros. Le plan subjectif où elle le perçoit sur l’oranger en rappelle un autre, celui qui ouvre La Porte du soleil de Yousri Nasrallah. On ne peut s’empêcher de penser à ce rameau d’oranger emporté dans le camp des réfugiés et à la voix d’une autre dame au visage tout aussi expressif qui en fait la métonymie de la Palestine : « ceci n’est pas à manger, c’est la Palestine ».
Le lendemain, le numéro réinstallé une deuxième fois, nous voyons le personnage répéter les mêmes gestes, sortir, inspecter la boîte aux lettres toujours vide et puis avec le même élan s’acharner contre ce numéro. Elle tombe de sa chaise sous les yeux de l’enfant. Nous ne voyons pas son visage mais son orange tomber et parcourir le sang de sa bienfaitrice, deuxième don, celui de son sang, comme dernière manifestation de vie laissée en héritage à l’enfant. Le dernier mot du film est à la vie, à l’avenir. L’intensité du désir de vivre est aussi dans cette flaque de sang contemplée par un enfant que nous voyons de dos face à la maison dans le dernier plan du film. L’acharnement à refuser la réduction de son foyer à un numéro devient acte de résistance, une réaffirmation du droit de la vie sur la mort, un refus d’être quadrillée, contrôlée, réduite à une adresse.
Paru dans le quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille, 2013.

L’aventure des corps à travers l’espace dans Round trip de Meyar al Roumi

  
Deux jeunes amoureux à Damas n’en peuvent plus de se cacher pour vivre leurs étreintes. Ce n’est pas l’homme (Walid) mais la jeune femme (Souhair), plus entreprenante, qui propose un voyage afin qu’ils se retrouvent librement dans l’appartement d’une amie. La destination : Téhéran. Oui vous avez bien entendu, Téhéran, l’une des nombreuses attentes déjouées du spectateur. Round trip est ce voyage fascinant où l’on est emporté aussi bien par les paysages magiques entre Damas et Téhéran que par les visages du couple s’offrant aux grés des mouvements de leurs émotions. Astucieux « petit voyage » : « michouar » en arabe évoque un  laps de temps plutôt court. Alors que la durée du film, faite de travellings sur les « paysages-tableaux » du parcours, ouvre le temps de la contemplation et va ainsi à l’encontre du titre, sans doute pour marquer l’impact profond de cette traversée. La fréquence des travellings rappelle l’origine de cette invention, fruit d’un simple hasard dans l’histoire du cinéma puisque due à une prise de vue à partir d’une embarcation. Consistant en une caméra qui fait corps avec l’outil de transport, cette technique acquiert ici tout son sens.
C’est un couple, surtout une jeune femme qui fait sa propre révolution en traversant des paysages d’une éblouissante beauté, en passant par des villes plus ou moins conservatrices. Leur voyage est d’autant plus captivant qu’il aborde les possibilités et les impossibilités de jouir de son propre corps selon les lieux de passage, ce qu’exige la loi face à ce qu’exige l’élan des cœurs et des corps. Vu de l’extérieur, le politique et le communautaire semblent avoir des droits sur ce qu’il y a de plus intime. Mais la virtuosité du film est de nous mener à constater la liberté des épanchements, jamais contrariée par la loi. Une séquence clé : l’ardeur de la femme est freinée au retour, mue non pas par une quelconque police du dehors mais par la métamorphose de son regard envers l’autre. L’évolution du couple amoureux se lit en effet à travers les corps qui se font, se défont, s’attirent ou s’éloignent ; le corps devenu dans le film un langage à part entière initiant le spectateur aux soubresauts fragiles et souvent indétectables des âmes. Langage des corps à contre-courant du langage de la loi, une belle expression de la manière de se préserver du pouvoir même dans les situations les plus intimes. La proximité des corps ne suffit plus, collée à l’homme au moment des ébats amoureux du retour, Souhair semble pourtant déjà bien loin.
Néanmoins, nuance : dans le film de Meyar al Roumi, le train, le ferry, ne sont pas des lieux de passage au sens initiatique du terme. L’esquisse de la transfiguration était là, bien avant leur départ. Dans l’un des premiers plans, les personnages rejouent la scène de leur rencontre dans le même taxi, devenu lieu de leur intimité. Un besoin de vivre plus amplement leur amour les mène au-delà des frontières géographiques mais l’étincelle précède le voyage. Leur idylle les transportera, non par hasard, vers des frontières de l’humain amoureux rarement aussi bien rendues dans ce qu’elles ont de plus ambigües. Autrement dit, le transport, l’élan, le mouvement préexistent au voyage vers Téhéran, celui-ci n’a fait que les dévoiler,  n’est-ce pas l’une des ambitions du cinéma que de jouer avec les liens entre visible et invisible ? Transposée sur la révolution, ce langage cinématographique semble avoir la même conviction : l’acte de Bouazizi, première flamme de la révolution tunisienne à laquelle une référence subtile est faite au moment où Souhair a convenu de partir, n’est que la manifestation d’une métamorphose mentale et sociale qui couve depuis un temps et qui continuera à s’actualiser.

vendredi 9 mai 2014

Le retour du refoulé dans Derrière moi les Oliviers de Pascal Abou Jamra



Dans Derrière moi les oliviers, un sujet tabou par excellence est abordé avec beaucoup de simplicité et de profondeur : la collaboration de l’Armée du Liban Sud avec Israël. Un film courageux que la jeune cinéaste libanaise Pascale Abou Jamra tourne presque en famille. La question n’est pas abordée de manière frontale ; pas de discours mais des situations où le poids du passé se fait sentir à travers le vécu d’une jeune fille à peine sortie de l’adolescence et de son petit frère qui reviennent au Liban après dix ans d’absence passés dans le camp ennemi.
La question de l’héritage, du legs, de la transmission de la culpabilité est posée sans pathos. On peut penser aux enfants de la collaboration algérienne ou aux premières générations allemandes qui ont hérité du nazisme ; le tabou et la culpabilité sont aussi forts aujourd’hui pour le monde arabe quand il s’agit d’Israël. La trahison des parents pourchassent les enfants. Leur  réintégration – impossible, si on s’en tient au scénario dans sa linéarité – est pour le moins revendiquée intelligemment et avec une pudeur touchante.  En effet, il y a quelque chose d’universel qui traverse  en filigrane le film : d’abord l’âne, exsangue, qui devient personnage à part entière, ensuite ces magnifiques plans fixes sur le lever et le coucher du soleil (le traitement de la lumière est à lui seul une aventure), ou encore ce gros plan sur le visage de la grand-mère, creusé de rides…D’autre part, et de manière peut-être un peu plus explicite, il y a Babel et les langues dispersées : Mariem qui raconte son histoire en voix off le fait en arabe et en hébreu (alors que, terrassée par le non-dit et le poids de la honte qu’on lui renvoie, on l’entend très rarement prendre la parole) et  puis bien sûr la voix de Piaf qui chante l’amour au moment où des Français viennent acheter à manger. Nous sommes tous les enfants de la terre et l’erreur – devrions-nous dire l’horreur – est universelle. Si la culpabilité doit circuler d’une génération à une autre, qu’elle soit alors assumée par tous les hommes. Car en remontant à l’origine des origines, ce serait à l’espèce humaine, indépendamment de toute appartenance, qu’il faudrait demander des comptes, ou bien peut-être à l’olivier, arbre ancestral dans cette région et symbole d’une paix qui demeure impossible.

  Paru dans le quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes, Marseille, mai 2013.

Spectres et émergence de l’individu dans Winou baba de Jilani Essaadi


Il en est de la « révolution tunisienne » comme de la naissance de l’individu dans le cinéma indépendant1 de Jilani Essaadi. Tous deux ont du mal à accomplir leur mise au monde, à dépasser le stade de la gestation. Enlisés dans l’aspect inchoatif, ils peinent à s’élancer, à s’affirmer, à advenir réellement. Par moments, c’est même la chute libre, à l’image de celle qui surgit pour devenir un leitmotiv dans le dernier film du réalisateur : Winou baba ?  . Ces plongées qui suivent la précipitation des personnages dans le vide sont-elles une figuration du vertige, précipice social tout autant que tremblement des assises ? Lors de ces séquences qui ponctuent le film par leur retour à des moments de crise, les visages sont déformés par la pression atmosphérique et l’émotion semble la même pour tous. Est-ce le visage de ceux qui sont bloqués entre deux mondes, à la fois « momie »2et « fœtus »3 comme dirait Musset parlant justement du moment paradoxal post-révolutionnaire à la fois « ruines »4 et « semence »5 ?

Enlisement et désir d’affranchissement

2L’intrigue raconte des noces qui n’aboutissent pas entre Halim, fonctionnaire fantaisiste qui aime les chansons d’Abdelhalim et rendre visite à son père mort dont il entend encore la voix, et Ons, une jeune fille qu’on oblige à se marier après l’avoir empêché de poursuivre ses études à la capitale. Elle consent à l’épouser pour échapper au joug du père mais se rétracte à la dernière minute au moment de la cérémonie. Les deux personnages se retrouvent par la suite dans un espace-temps marginal, loin des codes sociaux du mariage. Est-ce à dire que la rencontre entre individus est possible dans cette sorte de no man’s land ?
3 Où es-tu papa, ironie d’un titre et diagnostic d’une société souffrant du spectre envahissant du Père qui empêche l’individu d’exister pour lui-même. Défaut d’être, duquel les personnages de Winou baba tentent de se débarrasser. L’histoire de ce mariage qui ne se fait pas, lien potentiel non abouti, figurerait le refus du conventionnel et esquisserait ainsi une ouverture : l’entrée dans une sphère du possible. L’irruption de la voix du père mort, dimension fantasque du film, ludique plus que fantastique, n’est pas reconduite dans cette virée hors du temps. Néanmoins, le Père est porté autrement par le personnage, porté comme un fardeau sommes-nous tentée de dire. Sa présence sonore en voix off, possible au début du film lorsque le personnage Halim habite encore l’espace social de la ville, ne l’est plus une fois la marge franchie.
  • 6 Du moins c’est ce que Halim comprend, après l’avoir jeté dans le trou. Il s’adresse au spectre de s (...)
4Au sein de cet espace singulier, la voix du père mort devient pure image, une présence enfermée dans un cadre photographique (sa photo, emportée par Halim : « c’est pratique » dit-il), le dépossédant ainsi de sa dimension spectrale qui envahissait le présent du personnage (allait-il être intégré dans la « juste mémoire » comme dirait Ricoeur ?). Ce père est hégémonique au point de s’infiltrer dans l’espace fantasmé de la marge, mais de manière plus distanciée. Halim serait-il sur la voie de la guérison ? Pas tout à fait. Le dénouement du film reste ambivalent sur la question. En effet, l’accouchement de l’individu autonome ne se fait pas, Halim n’arrive pas à se défaire du père. Après des noces improvisées, organisées par les marginaux, les deux époux se retrouvent dans une chambre tout aussi improvisée et sur un matelas vétuste pour consommer leur mariage, sans y arriver. Le personnage masculin commence par accrocher la photo du père sur le mur. Ons vomit au moment où Halim décide de mettre sa musique qui, pour elle, semble venir d’un autre temps6. C’est le moment où l’homme décide de l’emmener au « puits des secrets » qu’il qualifie après l’avoir jeté dedans de « puits de la délivrance ». Le rapport de cause à effet entre les deux événements reste ambigu.
  • 7 Dans Les Secrets de Raja Ameri paru en 2010, le geste est inverse. Quelque chose surgit des profond (...)
  • 8 Par rapport à la question de la « projection », nous renvoyons à l’article de Tahar Chikhaoui où il(...)
5Suite à cet événement, la voix du spectre paternel devient à nouveau audible. Débarrassé du père le temps d’une parenthèse, Halim ne tarde pas à le réclamer : « Winou Baba ? », en enfouissant7 la femme aimée dans un trou comme pour se débarrasser de ce qui fut le déclencheur d’un nouveau rapport au monde. Espérons qu’il n’en sera pas de même pour notre rapport à la « révolution », aussi bien promesse de délivrance que secrets inavoués d’un avenir par définition énigmatique. Espérons aussi que cette scène ne sera pas a posteriori une « projection »8 néfaste de ce qui va suivre sur le plan historique. Le registre amusé et dérisoire du film exclut néanmoins le tragique. Le trou n’est pas profond, nous voyons Ons s’élancer et appeler Halim, parvenant presque à sortir du puits. Le plan change, sans revenir à cette situation qui demeure ouverte. La scène se prête donc plus à une lecture optimiste : de tentatives en tentatives, Ons finira dehors et libre.
6En effet, ce qui fait l’intérêt de l’approche du cinéaste, c’est qu’elle n’est pas aussi tranchée, elle rend compte de manière subtile des remous, d’une hésitation dans la posture de Halim, coincé entre le désir de s’affranchir et la nostalgie du père. Le dernier plan d’ensemble sur Bizerte installe une atmosphère d’ouverture, une respiration où le regard embrasse un horizon. Ce dernier plan est précédé par quelques répliques contestataires proférées par Halim sur la tombe de son père, lui rappelant qu’il est mort et qu’il n’a aucun droit sur lui. Situation paradoxale où se dit explicitement un désir d’affranchissement qui émerge sans encore pouvoir se consolider.
7Toujours dans le sens de ce qui relève d’une tension voire d’une dialectique dans cette quête de l’individu en soi, les personnages sont souvent filmés de haut (en plongée) ou de dos, êtres sans visages mais qui par moments retrouvent leurs expressions, se réapproprient leurs traits singuliers et ce sont les gros plans où ils semblent exister pleinement. Nous allons nous contenter d’en donner un exemple assez significatif pour notre analyse. Lors de sa fuite qui précède l’entrée dans l’espace marginal, un très beau plan où nous voyons le reflet du visage de Ons dans l’eau - visage dont les contours s’évanouissent comme pour préfigurer le désir de se recomposer autrement – configure, à notre sens, un paradigme fondamental dans l’univers cinématographique du réalisateur : le rapport à soi brouillé, suscitant le côté énigmatique de l’agir de ses personnages principaux. Juste après, nous voyons Ons en gros plan toute-puissante à la lisière du nouveau monde qui l’attend. Elle y accède, non par hasard, après le déguisement opéré.

Signes d’une « re-naissance » : dé-tissage, travestissement, mise en scène

  • 9 A l’exception deSecrets de Raja Amari où l’on soupçonne une touche de fantastique. L’atmosphère du (...)
8Le monde des vivants est encore gouverné par les morts. La touche de fantastique évoquée, inédite dans le cinéma tunisien9, est très originale dans la mesure où elle est plus de l’ordre de l’éthico-esthétique que de l’ordre du paranormal. Elle pourrait figurer la toute- puissance du Père et les tourments de Halim, notre « Hamlet des temps modernes ». Néanmoins, une progression s’est faite par rapport à  khorma où le personnage principal finit crucifié pour garder la même structure communautaire. DansWinou baba, on se mutile de moins en moins, on bricole de plus en plus, on se déguise, on se travestit, probablement pour déjouer l’autorité et tenter d’accéder à soi en mobilisant l’artifice.
9L’espace de la marge où domine l’élément naturel (essentiellement la mer) n’est pas exempt d’un travail de mise en scène : efforts des marginaux composants avec la pauvreté en matériaux pour créer leur propre monde ; pauvreté suscitant une ingéniosité qu’ils n’auraient sans doute pas eue dans un autre contexte. Cela se manifeste au moins à trois occasions : d’abord le fauteuil installé comme trône sous cet arbre surplombant la grande place, sur lequel insiste un plan fixe assez lent. Puis, cette petite demeure improvisée pour les mariés, meublée par un simple matelas déchiqueté. Enfin, plus explicite, l’invention d’une recette de vin, « bricolée » avec des herbes et qui selon les dires du chef des marginaux, maître des lieux, se bonifiera avec le temps. Tout est dit dans cette réplique, ces tentatives de s’inventer dans son corps comme dans son environnement, de créer son propre espace, aussi rudimentaires soient-elles finiront par donner leur fruit avec le temps.
  • 10 La séquence où l’on voit les personnages danser sur une musique que le spectateur devine sans y avo (...)
  • 11 Rigidité et répétitions de la même structure du mal qui empêchent la métamorphose dansKhorma, le p (...)
10Dans le même ordre de ce désir d’affranchissement, la scène des marginaux qui célèbrent les nouveaux liens de Ons et Halim peut être symptomatique d’un processus en train de s’opérer. Les personnages se font passer l’écouteur du walkman de Ons, jouissant ainsi d’une musique10 à laquelle le spectateur n’a pas encore droit, bien qu’il puisse entendre les légères vibrations d’un son imperceptible. Cette musique, qui n’est ni silence ni bruit, à peine sentie sans être dévoilée ne figure-elle pas un élan nouveau sous-jacent, tout aussi inaudible qu’inédit ; musique que la majorité des tunisiens n’entendent pas encore mais qu’ils commencent à pressentir ? L’individu émerge mais n’a droit qu’à la marge semble nous suggérer le film. Il ne peut naître qu’une fois débarrassé du poids social, consentant à sortir d’une logique exagérément communautaire régie par des codes rigides11. Cela ne veut pas dire que le monde à reconstruire est exempt de toute norme. Dans ce que nous avons appelé l’espace marginal, l’anarchie ne règne pas. Les marginaux ont leur chef et des codes sont en cours de réinvention. De nouveaux partages entre l’individu et le groupe sont en train de s’opérer.
11En effet, ces moments de détachement, d’envol, de conscience de soi sans la médiation d’une structure communautaire écrasante, nous les retrouvons dans les deux premiers films du réalisateur. Ce ne sont que l’affaire de rêves, de fantasmes ; parenthèses temporelles qui parviennent à s’ouvrir mais qui se referment inéluctablement sur les personnages : authenticité d’une rencontre humaine le temps d’une nuit puis retour à des rôles sociaux au lever du jour dans  Tendresse du loup, moments de liberté consentis puis retour à la même structure du pouvoir dans Khorma. DansWinou baba, nous lisons un tournant : le pas vers la construction de soi dans un nouveau rapport à l’espace communautaire semble s’affirmer progressivement sans dénier les dangers de la régression et les tensions inhérentes à ce travail.
12Au sein de l’univers cinématographique bien marqué de Jilanie Essaadi, la question lancinante et obsédante semble être : comment sortir de ce cercle vicieux ? Comment ouvrir une autre dimension du temps, une autre durée sans qu’elle ne finisse par s’abattre sur l’individu ? Comment briser l’éternel retour du même, comment en finir avec cette structure aliénante d’une répétition sans différence ?
13D’un film à l’autre, il y a un accouchement qui n’aboutit pas et qui s’obstine à vouloir se faire. Ce désir se lit dans l’agir des personnages après chaque conflit ou crise : on crée des pantins pour rendre le réel plus supportable, probablement pour se donner l’illusion d’avoir une prise sur le réel : Halim et sa poupée de cire qu’il essaie d’animer en Pygmalion maladroit ; Ons qui se réapproprie la violence infligée par le père, lui rasant les cheveux pour la punir. Elle détourne la violence en se rasant entièrement le crâne, mais dans une perspective de transformation de soi, dans un point de vue sur elle-même qui la rend presque plastique quand elle se mire dans sa chambre d’enfant. Les cheveux coupés sont recollés sur la poupée ; échange de procédés entre l’art et la vie. La poupée devient plus vivante en étant parée des cheveux réels de Ons ; Ons semble se déguiser en poupée à la recherche d’un souffle de vie.
  • 12 Au moment de la sortie du film en 2010, nous avons écrit ces quelques phrases pour décrire les dern (...)
14Cette scène se fait dans la joie, moment ludique ramenant à l’enfance, à un stade où les possibles sont on ne peut plus ouverts. Coupée, la robe de mariée de la veille, cette robe trop longue qui l’empêchait de se mouvoir à sa guise, devient nettement plus belle. La transformation du vêtement (l’un des plus codifiés) facilitera le mouvement du personnage au cours de sa déambulation dans les rues de Bizerte sous les regards étonnés et moqueurs des passants. Ce travelling marquant, rejoignant l’élan esthétique du personnage en train d’essayer de se remodeler, en rappelle un autre, celui des Secrets de Raja Ameri. Le contraste entre les deux travellings est assez édifiant. Dans Winou baba les passants réagissent à la vue de Ons, rasée et déguisée en petite fille, contrairement à ceux12 de « Secrets » qui ne voyaient même pas le sang sur la robe nuptiale d’un personnage sortant des abysses. Entre les deux films, il y a eu la révolution du 14 Janvier. Même si la réaction des passants de Winou baba est ironique, elle demeure positive. Un pas est fait. Le corps social n’est plus inerte.

Musique et remous 

  • 13 Dans le sens des douleurs et de la souffrance qui précèdent un accouchement mais aussi dans le sens (...)
15Le traitement de la musique dans ces films fait sens et dit à sa manière ce va-et-vient, remous, flux et reflux d’une subjectivité qui se débat dans des mouvements vertigineux. La composante musicale dans les films de Jilani Essaadi atteste, à notre sens, des contradictions, voire des contractions13au bout desquelles la joyeuse « re-naissance à soi » s’avère possible de plus en plus possible. Dans  Khorma, trop de musique reconnaît le réalisateur, dans Tendresse du loup de moins en moins de musique et celle-ci surgit souvent après un mal subi par l’un des personnages comme pour panser ses blessures, l’anesthésier, l’isoler du mal ambiant. Dans Tendresse du loup, le plan de la danse au ralenti après le viol est montré parallèlement avec le suicide de l’un des violeurs. La Musique fonctionne par moments comme ligne de fuite, voire comme une pause dans la violence, mais qui paradoxalement peut aussi bien la relancer. Au moment où une véritable rencontre s’esquisse entre Salwa et Stoufa, le spectateur a droit au dialogue sans musique. Les personnages dans cette scène ne sont plus hypnotisés par le magma social, le jeu des regards et des corps en rend compte. Ils s’entendent ; « quelque chose » passe au-delà du langage codé. Dans cette scène, les deux personnages ne sont plus des codes qui répondent à d’autres codes, mais des êtres ouverts l’un à l’autre, avec ce que cela implique comme fragilité.
16Dans l’univers cinématographique de Jilani Essaadi, on serait à la recherche d’un autre rythme inédit, celui qui fait joyeusement danser, à la manière de « Zorba le Grecque », les marginaux de  Winou baba et que nous n’entendons toujours pas, que nous finirons par entendre, le jour où l’individu sortira de la marge vers le centre. Halim, fonctionnaire ordinaire, initié à l’écoute de cette musique par Ons, a failli accéder à son individualité mais obsédé par le Père, il emmène ce dernier jusqu’à l’espace de son errance et rate ainsi sa « naissance à soi ». Et pourtant, il essaie d’expulser ce qui le retient dans cet état régressif, lui conférant le statut d’un déchet encombrant, en « chiant », en pissant, en vomissant.
17Après son viol, Khorma chante Abdelhalim. La musique apaise mais condamne à la répétition du mal en le rendant supportable. Elle efface son effet et relance ainsi la même structure rigide. Cercle vicieux où le personnage Khorma devient lui-même bourreau. Dans Winou baba, on tente de briser cette structure par une caméra de plus en plus attentive aux sons (musiques, mais aussi bruits de la ville et de la nature), attentive aux éléments de la vie s’adressant à nos sens : l’eau de la mer de Bizerte, le vent toujours au bord de cette mer qu’on pourrait opposer à la terre du cimetière. Autrement dit, pour ne plus reproduire la même structure aliénante, ce cinéma tente de susciter la présence (critique) du spectateur, de réaliser les conditions de possibilité d’un surgissement de l’ « exister », d’inscrire le spectateur dans une durée n’aliénant ni son corps ni son esprit, à l’image de ces moments authentiques, sans carapaces, où les personnages, comme écorchés vifs, cessent d’être des codes, parviennent à échapper à la position de caractères pour devenir des sujets énigmatiques, reconnaissant leurs singularités.
18Cinéma aussi étonnant que provocateur, mettant l’individu face à soi-même, à son image la plus élémentaire : pisser, chier, dire des gros mots, quoi de plus intime ! Susciter la présence du spectateur, l’introduire dans cet univers fictionnel déroutant se fait ainsi essentiellement à travers la musique, celle de la vie comme celle de l’art. Dans cet univers cinématographique, dès le premier film, le rythme de l’image comme celui du son accède à un langage subtil décrivant une réalité et des aspirations sans réduire les ambivalences.
  • 14 Il s’agit d’un film inédit fait et projeté à l’occasion de Dream city. Ce que nous en disons repren (...)
19Tantôt agi, déclenché comme se déclencherait un état léthargique, suite à une violence insupportable, tantôt agissant, happant le spectateur dans un univers intimiste, vertigineux comme pour éveiller son désir de renaître, le travail du rythme se dévoile de plus en plus dans le dernier film expérimental du réalisateur Bidoun 114. Les matériaux s’adressant aux sens du spectateur sont presque les mêmes : bruitage, bruit de l’eau au contact des nageurs, respiration inédite du réalisateur portant sa caméra à même le corps, respiration des ruelles de Bizerte (ville natale du réalisateur) à l’aube ou à l’heure de la rupture du jeûne (temps de la lisière, à la fois fin et début d’un monde). Et encore une fois, plus saisissante, une bande originale du film hypnotique accompagne ce qui ressemble à une déambulation au fond de soi, happant le spectateur à l’intérieur, comme pour l’inviter à en ressortir autre. Ainsi, de l’expulsion qu’on retrouve dans les autres films, nous passons à une absorption de l’autre en soi, mais nous lisons toujours, en filigrane, l’intention de donner naissance à ce qui pourrait accéder à l’ « exister » plutôt qu’une confirmation de l’être préétabli.
20Nous pensons enfin que les tensions inhérentes à cet univers particulier de Jilani Essaadi, perçues et ressenties par le spectateur, pourraient se lire comme les symptômes d’un travail en train de se faire au niveau de la grande comme de la petite H/histoire.
«  Spectres et émergence de l’individu dans Winou baba de Jilani Essaadi  », TRANS- [En ligne], mis en ligne le 25 février 2013, consulté le 08 mai 2014. URL : http://trans.revues.org/796 
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Notes

1 Le réalisateur produit lui-même ses films. Il a sa propre maison de production :JS. Jilani Essadi a une manière de travailler assez particulière, un rythme singulier ; il réalise un ensemble de films et choisit par la suite le moment de la diffusion de tel ou tel film.
2 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, Gallimard, 1973, 1836.
3 Idem.
4 Idem.
5 Idem.
6 Du moins c’est ce que Halim comprend, après l’avoir jeté dans le trou. Il s’adresse au spectre de son père en ces termes : « au moins tu ne vomis pas, toi, quand je mets Abdelhalim ».
7 Dans Les Secrets de Raja Ameri paru en 2010, le geste est inverse. Quelque chose surgit des profondeurs, remonte à la surface contrairement à Winou baba où le personnage masculin enfonce volontairement ce qui le dérange dans un puits, peu profond néanmoins, sans que cela ne soit définitif, vu la contestation contre le dirigisme du père à la fin du film. Ceci pour dire qu’il s’agit plus de tensions que de mouvements clairs et séparés.
8 Par rapport à la question de la « projection », nous renvoyons à l’article de Tahar Chikhaoui où il définit cette notion en recourant entre autres au film de Raja Ameri cité ci-dessus : « La jeune femme tout habillée en blanc mais maculée de sang traversant l'avenue Bourguiba, salissant « la propreté » de la place située juste en face du ministère de l'intérieur en dit long sur la situation politique voire « pré-dit » fortement ce que cette même place va connaître quelques années plus tard. Quand on pense que cette femme sort littéralement de dessous la terre, d'une cave souterraine, en marge de la société, dont l'existence est insoupçonnée jusque par ceux-là mêmes qui habitent juste au-dessus d''eux. Comment peut-on ne pas penser à l'explosion populaire à l'origine de la révolution, l'émergence des profondeurs de la société de couches de la société dont on a oublié jusqu'à l'existence ? Voilà ce que j'appelle projection. ». Tahar Chikhaoui, « Entre projection et représentation » dans le deuxième numéro de la nouvelle revue électronique tunisienne « Dissonances » à l’adresse suivante : http://nachaz.org/index.php/fr/111-nachaz2-tahar.html.
9 A l’exception de Secrets de Raja Amari où l’on soupçonne une touche de fantastique. L’atmosphère du film s’y prête sans qu’on puisse l’attester.
10 La séquence où l’on voit les personnages danser sur une musique que le spectateur devine sans y avoir accès au moment de célébrer les nouvelles noces de Halim et Ons.
11 Rigidité et répétitions de la même structure du mal qui empêchent la métamorphose dans Khorma, le premier film du réalisateur sortie en 2003 ; tentative avortée d’un lien authentique débarrassé des lois du groupe entre Salwa, la prostituée, et Stoufa, le témoin du viol dans Tendresse du loup, son deuxième film sortie en 2007. La figure du marginal y est tout aussi présente et reste irréductible à une explication téléologique tel que le décrit Insaf Machta : « Loin d’être une catégorie préétablie, le marginal est un personnage ouvert, impliqué dans une aventure à laquelle rien ne le prédestine et qui fait toute sa complexité ». Il en est de même pour la présence de l’ingrédient fantastique ludique contrecarrant la logique écrasante de la norme. Concernant ces deux films, l’auteur parle d’ : «  un traitement narratif audacieux, expression d’une sensibilité ludique qui ne recule pas devant le risque de l’invraisemblance et qui laisse libre cours par moments à une forme d’onirisme emprunt de trivialité ». Insaf Machta, « L’épaisseur du réalisme dans les films de Jilani Essaadi » paru dans Ettarik Eljadid, juin 2008, consultable à l’adresse suivante :http://www.cinelecture.blogspot.com/2010/07/khorma-et-tendresse-du-loup-de-jilani.html .
12 Au moment de la sortie du film en 2010, nous avons écrit ces quelques phrases pour décrire les derniers plans du film Dawwaha. L’article d’où sont extraites ces phrases n’a pas été publié : «Les derniers plans sur l’avenue Habib Bourguiba sont saisissants par leur mouvement et leur étendue : cela respire, cela bouge…Le prix de cette liberté entache la robe blanche de cet être hybride que le tunisien a toujours été, même s’il l’ignore et s’ignore lui-même. Elle, Aicha sourit et continue à avancer. Eux les passants ne se rendent compte de rien. C’est à cette ignorance-là, à la fois méconnaissance et indifférence, que nous faisons référence. Personne ne prend la peine de s’arrêter sur ce qui est désormais flagrant, le rouge sang de la liberté émergeante sur une robe nuptiale. ».
13 Dans le sens des douleurs et de la souffrance qui précèdent un accouchement mais aussi dans le sens positif de « contracter » une nouvelle habitude, d’acquérir une nouvelle manière d’être. Il ya aussi le contrat de mariage en sourdine, contrat qui ne se réalise ni dans l’espace social ni dans l’espace de la subjectivité marginale reprenant cette même structure d’un lien « dé-tissé » ne parvenant pas à être « re-tissé » autrement. En ce sens Ons et Halim sont deux versants d’un même personnage où Ons serait une sorte d’anti-Pénélope et Halim la résistance inhérente à ce désir de « déliaison ».
14 Il s’agit d’un film inédit fait et projeté à l’occasion de Dream city. Ce que nous en disons reprend les propos du débat ayant suivi cette projection, animé par Tahar Chikhaoui. Les analyses de certains spectateurs avertis (Asma Guezmir concernant la question du rythme en tant que personnage à part entière, Sami Bargaoui notant l’évolution d’un mouvement partant de l’intérieur vers l’extérieur (expulsion) à un mouvement inverse d’intériorisation…), cinéphiles suivant la trajectoire du réalisateur dès ses débuts, nous paraît une bonne manière d’illustrer cette « présence », tout aussi ontologique que critique, sollicitée chez le spectateur par le cinéma de Jilani Essaadi.